Arrêter le temps pour contempler l’espace : à la recherche des lectures contemplatives.

Pourquoi se préoccuper aujourd’hui de notre aptitude à la contemplation ? Pourquoi faut-il la cultiver avec le même soin que nous mettrions à cultiver notre jardin ?

Sortir du flux.

La plus grave conséquence de l’ingérence des réseaux sociaux dans notre vie a été très justement pointée par Michel Houellebecq lorsqu’il a présenté son livre Anéantir à La Sorbonne. Faire partie d’un réseau social, c’est être capté, balayé par un flux. Être dans le flux, c’est selon l’auteur, ne plus être. Sur le fil d’actualité d’une page de réseau social, notre doigt « scroll », notre regard se perd dans le fouillis des informations qui éclatent toutes en même temps devant nos yeux, notre attention saute à n’en plus en finir de publication en publication. On « zone ».

Dès lors, au fur et à mesure que nous nous laissons prendre dans la furia du flux, nous nous appartenons plus nous-même. La contemplation apparait alors comme une disposition d’esprit qui peut nous sortir du flux pour reconquérir notre être. Plusieurs textes de notre littérature nous aident à le comprendre.

Se laisser émerveiller.

Une fois prise la courageuse décision de s’extirper du flux et du reflux pour se retrouver pleinement, on reconnait plusieurs vertus à la contemplation.

La contemplation apparait au premier abord comme une admiration, un temps d’arrêt pour savourer ce qu’il nous est donné de voir.

Trop vite peut-être, on associe le contemplateur à la figure du romantique. La contemplation devient alors un point de fuite, une suspension du temps, la création d’un espace mental, de projection d’images. A la nature se superpose l’état de l’âme contemplatrice. 

A ce titre, la contemplation apparait chez des auteurs comme Baudelaire et Flaubert comme une fulgurance, une transfiguration, une révélation, un éveil brutal à ce qui nous entoure. Elle nous permet de saisir l’intensité d’un moment.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

                                      Baudelaire, Les Fleurs du mal, « A une Passante »

Ce fut comme une apparition (…).


Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. (…) Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait.

Flaubert, L’Education Sentimentale, « Ce fut une apparition »

La contemplation : prière et ardeur salvatrice.

Retenons-nous le plus longtemps possible de céder à la tentation d’associer celui qui contemple au personnage romantique. Il nous serait donné dès lors d’explorer plus attentivement ce que nous apporte la contemplation.

Car, des effets allant aux causes,
L’œil perce et franchit le miroir,
Enfant ; et contempler les choses,
C’est finir par ne plus les voir.

La matière tombe détruite
Devant l’esprit aux yeux de lynx ;
Voir, c’est rejeter ; la poursuite
De l’énigme est l’oubli du sphinx.

Il ne voit plus le ver qui rampe,
La feuille morte émue au vent,
Le pré, la source où l’oiseau trempe
Son petit pied rose en buvant ;

ll boit, hors de l’inabordable,
Du surhumain, du sidéral,
Les délices du formidable,
L’âpre ivresse de l’idéal ;

Son être, dont rien ne surnage,
S’engloutit dans le gouffre bleu ;
Il fait ce sublime naufrage ;
Et, murmurant sans cesse : — Dieu, —

De chacun d’eux s’envole un rayon fraternel,
L’un plein d’humanité, l’autre rempli de ciel ;
Dieu les prend et joint leur lumière,
Et sa main, sous qui l’âme, aigle de flamme, éclôt,
Fait du rayon d’en bas et du rayon d’en haut
Les deux ailes de la prière.

Victor Hugo, Les Contemplations, « Magnitudo Parvi »

Elle me dit, un soir, en souriant :
– Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesse
Le jour qui fuit, ou l’ombre qui s’abaisse,
Ou l’astre d’or qui monte à l’orient ?
Que font vos yeux là-haut ? je les réclame.
Quittez le ciel; regardez dans mon âme !

Dans ce ciel vaste, ombre où vous vous plaisez,
Où vos regards démesurés vont lire,
Qu’apprendrez-vous qui vaille mon sourire ?
Qu’apprendras-tu qui vaille nos baisers ?
Oh! de mon coeur lève les chastes voiles.
Si tu savais comme il est plein d’étoiles !

Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons,
Tout est en nous un radieux spectacle.
Le dévouement, rayonnant sur l’obstacle,
Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.
Le vaste azur n’est rien, je te l’atteste ;
Le ciel que j’ai dans l’âme est plus céleste !

C’est beau de voir un astre s’allumer.
Le monde est plein de merveilleuses choses.
Douce est l’aurore et douces sont les roses.
Rien n’est si doux que le charme d’aimer !
La clarté vraie et la meilleure flamme,
C’est le rayon qui va de l’âme à l’âme !

Victor Hugo, Les Contemplations, « Un soir que je regardais le ciel »

Chez Hugo, la contemplation est l’occasion d’une prière, d’une communion avec Dieu.

Dans la poésie d’Albertine Sarazin, orpheline, délinquante récidiviste et poétesse du XXème siècle, la contemplation devient source d’une ardeur salvatrice, capable de briser les barreaux d’une cellule. Décédée à l’âge de 29 ans tout en ayant passé près de 10 ans de son existence en prison, la cellule est devenue pour la poétesse le lieu privilégié pour se tenir à l’écoute du dehors.

Ce qu’il y a de décisif dans la contemplation :

La littérature nous offre une série considérable de « lectures contemplatives » qui creusent dans la linéarité de nos vies fuyantes une épaisseur vitale pour ressaisir notre être dans sa globalité. Cette épaisseur vitale nous est donnée dans la contemplation. A l’image des textes présentés plus haut, qui sait y goûter pourra s’extirper du flux, et pourra de nouveau être.

Côme Chirol