Cannes 2023 : Crasse et paillettes

On y est ! 

En ce moment a lieu le 76ème festival de Cannes. Le 31 mars dernier, le premier film de la sélection a été annoncé, Killers of The Flower Moon, drame policier de 3h26 porté par un duo légendaire : Leonardo DiCaprio et Robert de Niro, et réalisé par le grand Martin Scorsese.

Avec ceci, une impressionnante sélection officielle a été révélée en amont, donc comme tout bon cinéphile qui se respecte, on a déjà envie d’y être.

Entre retour de grands cinéastes, polémiques naissantes et menaces de black out, cette édition risque d’être mouvementée, ce qui nous promet une année riche en émotions.

Affiche du film Killers of The Flower Moon de Martin Scorsese, 2023. Source : https://www.allocine.fr/

Ruben Östlund, l’insider outsider

Le 28 février dernier, le nom du président du jury de cette 76ème édition a été révélé. 

C’est le réalisateur suédois Ruben Östlund qui aura l’honneur d’élire la Palme d’Or 2023 : c’est un des 9 double palmé au festival de Cannes avec The Square en 2017 et Sans Filtre l’année dernière mais aussi lauréat d’un prix du jury en 2014 dans la sélection Un Certain Regard pour Snow Therapy, le tout avec seulement 6 longs-métrages à son actif. Pas mal.

Le maître du cinéma suédois contemporain vient donc succéder à Vincent Lindon et a déclaré suite à sa nomination : « Nul autre lieu dans le monde ne suscite un tel désir de cinéma lorsque le rideau se lève sur un film en compétition. »

Ruben Östlund récompensé de la Palme d’or pour son film Sans filtre, lors de la 75ᵉ cérémonie du Festival de Cannes, 2022. Photo : PATRICIA DE MELO MOREIRA / AFP. Source : https://www.lemonde.fr/

Quelles sont les oeuvres qui susciteront notre désir de cinéma ?

Voyons donc ce qu’il y a au menu de cette 76ème édition. Commençons par le plus croustillant : les long-métrages en compétition, ceux qui concourent pour la palme tant convoitée.

Tout d’abord, on se réjouira du grand retour de Ken Loach, habitué de la Croisette, 4 ans après son dernier film Sorry We Missed You. 

A 86 ans, le britannique double palmé revient en compétition avec The Old Oak, drame social se déroulant au nord-est du Royaume-Uni, dans une localité marquée par la chômage dû à la fermeture de la mine de charbon. Le pub local « The Old Oak » va accueillir des réfugiés syriens, ce qui va diviser la population. 

L’engagé Ken Loach avait d’ailleurs récemment apporté son soutien aux grévistes français, qualifiant ces moments de mobilisation de « galvanisants ». Il a aussi déclaré que ce long-métrage sera probablement son dernier film de fiction : réussira-t-il l’exploit d’être le premier cinéaste à remporter trois palmes d’or ? 

Dans la catégorie « grand retour », on aura le plaisir de voir L’Été Dernier, le nouveau film de Catherine Breillat 10 ans après son dernier long-métrage. Ce drame porte sur une histoire d’amour interdite entre une avocate et son beau-fils de 17 ans interprétés par Léa Drucker et Samuel Kircher. Elle semble s’être accordée avec l’américain Jonathan Glazer, de retour avec un drame se déroulant durant la seconde guerre mondiale, The Zone of Interest, 10 ans aussi après son dernier film, le fascinant Under The Skin.

On aura du très beau monde sur la Croisette, on peut déjà citer le casting gargantuesque du nouveau Wes Anderson, Asteroid City, avec, accrochez-vous bien : Scarlett Johansson, Margot Robbie, Tom Hanks, Bryan Cranston, Tilda Swinton, Edward Norton, Adrian Brody, Steve Carrell, Willem Dafoe, Jeff Goldblum et plus encore, rien que ça.

Extrait image de la bande annonce officielle du film Asteroid City de Wes Anderson, 2023. Source : https://www.youtube.com/

Natalie Portman et Julianne Moore seront également de la partie, un duo qui nous laisse rêveurs, dans le nouveau film de Todd Haynes, May December.

On pourra aussi compter sur la présence du double oscarisé Sean Penn dans Black Flies de Jean-Stéphane Sauvaire, notre Juliette Binoche nationale dans La Passion de Dodin Bouffant de Trần Anh Hùng ou encore le charismatique Jude Law dans Firebrand de Karim Aïnouz.

On se régale d’autant plus en réalisant que tout ce gratin de stars est seulement constitué des films en compétition. 

Effectivement, en zieutant les autres catégories et les films hors compétition, on se demande comment les commerçants de Beverly Hills feront pour éviter la banqueroute durant la période du festival.

On s’est tous réjouis de l’annonce de la sélection du nouveau film de Martin Scorsese, qui n’était pas revenu sur la Croisette depuis 1986 avec After Hours mais aussi du retour de notre aventurier préféré avec Indiana Jones et le Cadran de la Destinée, dernier volet de la saga homonyme mondialement connue. Au casting : l’habituel Harrison Ford, Phoebe Waller-Bridges, Mads Mikkelsen, Antonio Banderas.

On aura aussi le plaisir de voir Pedro Almodovar revenir avec le court-métrage Strange Way of Life, western romantique entre Pedro Pascal et Ethan Hawke.

Que demande le peuple ?

Derrière les strass et les paillettes, on aperçoit cependant quelques zones d’ombre et des polémiques naissantes autour de cette prochaine édition.

Le 76ème festival de Cannes entre déjà dans l’histoire. Avec 7 réalisatrices, c’est le record de représentation des femmes en compétition dans l’histoire du festival. Cependant, c’est un triste record car on reste encore très loin de la parité demandée par le collectif 50/50. 

Ce même collectif a également dénoncé la présence du film Le Retour de Catherine Corsini, annoncé dans la programmation initiale, puis retiré, puis réintégré.

En effet, ce film a été pointé du doigt après des suspicions d’agressions sexuelles sur mineur lors du tournage. 

Le collectif 50/50 considère que la réintégration du film dans la sélection est « un signal dévastateur envoyé aux victimes de violences sexistes et sexuelles. C’est aussi une manière de renforcer les connivences qui règnent dans notre industrie, et qui empêchent la libération apaisée de la parole sur ce sujet crucial. ».

Le fait que le film ait une telle exposition a suscité beaucoup de réactions, notamment sur les réseaux sociaux avec le producteur Marc Missionnier qui a lancé l’hashtag #BoycottCannes. 

Publication de Marc Missionnier sur Tweeter en réponse à la présence du film Le Retour de Catherine Corsini dans la programmation du festival de Cannes, 2023. Source : https://twitter.com/marcmissonnier/

Johnny reste

Le 5 avril dernier était annoncé Jeanne du Barry, le nouveau long-métrage de Maïwenn en ouverture du 76ème festival de Cannes avec… Johnny Depp.

Ce film marque le grand retour de Johnny Depp à l’écran après plus d’un an de démêlés judiciaires avec son ex-compagne Amber Heard. 

De plus, seulement trois jours après l’officialisation de la sélection de nouveau long-métrage de Maïwenn, il a été révélé que le journaliste Edwy Plenel a porté plainte en mars contre la réalisatrice française pour violences, cette dernière lui aurait tiré les cheveux avec violence et craché au visage dans un restaurant parisien fin février.

Le choix de Jeanne du Barry en tant que film d’ouverture du plus grand festival de cinéma au monde a donc suscité énormément de réactions, notamment sur les réseaux sociaux où de nombreux internautes ont exprimé leur mécontentement à la suite de l’annonce.

Les jours pesant

Autre colère, qui doit ravir notre cher Ken Loach, c’est la menace de plonger le festival de Cannes dans le noir lancée par la CGT la semaine dernière.

C’est en guise de réponse aux 100 jours « d’apaisement et d’action » mentionnés par Emmanuel Macron au cours de sa dernière allocution que les syndicats de la Fédération nationale Mines Energies CGT a déclaré son intention de se faire entendre et elle aurait « techniquement les moyens » de plonger le festival dans le noir. Pour le moment, aucune réaction ni par le festival de Cannes ni par son délégué général, Thierry Frémeaux n’a été constatée. 

Entre ombre et lumière, on se questionne sur la façon dont va se dérouler ce 76ème festival de Cannes. 

Ce qui est sûr, c’est qu’on a déjà du bon spectacle. Il n’y a plus qu’à espérer qu’on ait du bon cinéma.

Affiche officielle de la 76e édition du festival de Cannes, 2023. Source : https://www.lefigaro.fr/

Antoine Madon

Lunatic, ou le groupe le plus ambivalent du rap français.

Lunatic (adj, nom) : Celui ou celle qui est influencé(e) par la lune, qui a l’humeur changeante, déconcertante.

Nous connaissons tous Booba, mais les moins passionnés de rap français d’entre nous ne connaissent probablement pas son début de carrière avec A.L.I. au sein d’un duo qui a marqué l’histoire de cette discipline : Lunatic.

Commençons par le commencement, selon certains, B2o et A.L.I respectivement originaires de Boulogne-Billancourt et d’Issy-les-Moulineaux, se seraient rencontrés en 1994. D’abord membres du collectif La Cliqua, les deux compères s’affilient ensuite à Beat de Boul’, au sein duquel, avec Zoxea à la baguette, ils réaliseront leur premier album, Sortis de l’ombre en 1995, qui ne sera malheureusement jamais exploité. À la même période, le duo que forme Lunatic fait ses premières apparitions sur les mixtapes de DJ Cut Killer (La première K7 freestyle de rap français, Les Lunatic). À la suite de différends avec Beat de Boul’, Lunatic rejoint alors un autre collectif : Le Time Bomb, composé notamment d’Oxmo Puccino, Pit Baccardi et des X-men, qui produiront ensemble une quantité hallucinante de freestyles d’anthologie …

Booba et Ali, photographie de 2019. Source : https://intrld.com/

Booba-Ali, 2 alter égos

C’est en 1996 avec Le crime paie (paru sur la compilation Hostile Hip-Hop volume 1) que le groupe connaît son premier succès qui commence à dépasser les frontières de l’underground : la magie opère sur ce morceau. Les deux MCs y dépeignent leur réalité, de manière pesante, presque angoissante, à l’aide d’un rap imagé et cru (« Tu me connais, j’suis assez bestial pour de la monnaie »). Le duo fait déjà preuve d’une forte complémentarité, grâce à de nombreux passes-passes et des phases comme « Des 2 Lunatic, tu veux en test 1 ? Si tu en tues 1, protège ton dos…il en reste 1 ! ». C’est alors les prémices de ce qu’on entendra plus tard sur Les vrais savent (en 1997 sur la compilation L 432), où Booba rappait déjà « A.L.I. mon double ou moi le sien » ce à quoi A.L.I. répondra « Booba mon double ou moi l’sien » sur HLM 3, extrait de Mauvais Œil, le seul et unique album du groupe paru à ce jour…

Mauvais Œil ou l’art du contraste et de la nuance, voire du paradoxe…

La force du duo réside dans sa capacité à installer une atmosphère lourde, brute et oppressante sur leurs morceaux, notamment grâce aux prods singulières de Marc Jouanneaux (Animalsons), Geraldo, Cris Prolific ou encore Frédéric Dudouet. Mais en dépit de ce côté brutal et imposant, là où Lunatic fait la différence, c’est que le duo manie à merveille la comparaison, l’image, la nuance et le paradoxe, comme s’il avait compris que l’Homme est un être changeant (lunatique donc), qui se contredit lui-même, tant dans ses choix que dans son comportement, tous deux parfois déroutants. Sur fond de dénonciation de la condition des jeunes de quartiers dits « difficiles » et de rage envers le fonctionnement du monde qui les entoure (la colonisation, les inégalités…). Booba et A.L.I. arrivent à mettre des mots sur un pan indéniable de la condition humaine : l’ambivalence. Dans Les vrais savent Booba rappait « Dans le mauvais il y a du bon aussi » …

Album double vinyle de Mauvais Œil, édition limitée du label français 45 Scientific. Source : https://shop45scientific.com/

Dans l’Intro de Mauvais Œil, dès les premières mesures, A.L.I. déclame « Lunatic, ainsi est la vie, chaos et harmonie ». La deuxième track de l’album, Pas l’temps pour les regrets, aborde, comme son nom l’indique le fait qu’ils ne reviennent pas sur ce qui a été fait dans la mesure où leur humeur est changeante, comme s’ils étaient influencés par la lune, ce qui les empêcherais de contrôler totalement leurs actes, mais dans un élan de lucidité, ils savent reconnaître leur part de responsabilité (« Les erreurs n’appartiennent qu’à nous-mêmes ») et en avertissent leurs semblables (A.L.I. : « À nous les fautes, quand les pulsions l’emportent sur la réflexion, te privent de contrôle, primitive réaction, préviens les autres »).

Sur L’effort de paix (feat Sir Doum’s), Booba débute le morceau par « J’suis venu en paix, pour faire la guerre aux bâtards », plutôt contradictoire n’est-ce pas ? Plus tard A.L.I. surenchérit par « La vie est ainsi, pour que la paix s’apprécie, faut passer par les combats la sueur et la pression », comme pour rappeler qu’il n’y de paix sans guerre, donc que la paix n’est rien si elle n’est pas mise en opposition, en contraste, avec son opposé : la guerre. Dans la même veine Civilisé (sans doute mon morceau préféré de tous les temps) appelle à l’accalmie tout en se voulant par moments violents : « On est les plus divisés du monde, c’est pour mes gars, civilisés ou non, mes troupes sont mobilisées, j’vire dans l’rouge mais j’dois rester civilisé ». C’est encore une fois un effort de paix que l’homme doit faire, même quand il se laisse emporter. Cet art du paradoxe se ressent également dans l’approche de la morale des deux produits du 92. En effet, il semble qu’ils soient tiraillés entre le bien et le mal, diptyque représentant le combat perpétuel qui a lieu en chaque être humain : A.L.I. rappait alors « Guerrier en paix avec moi-même » sur Le son qui met la pression, ou, étant lui-même rappeur, « Tu veux rapper pour quoi et pour qui ? La gloire, le cash, le sexe tout c’qui s’en suit ? Pour ça tu donnerais ta vie, hein ? » sur HLM 3 pendant que Booba scandait sur Si tu kiffes pas… « J’aime les ‘tasses mais j’veux pas dire à mes gosses que, elles aiment les grosses voitures et les grosses queues » …

Lunatic, une séparation inexorable…

Cependant, lorsque l’on écoute attentivement Mauvais Œil (Al 3ayn en arabe), on constate que la complémentarité entre A.L.I. (Africain Lié à L’Islam) et Booba va plus loin que le simple art de la rime, et que le contraste, au-delà de leur musique, caractérise la différence profonde entre les deux MCs, notamment en termes religieux. En effet, tout au long de l’album, Booba multiplie les rimes provocatrices (cependant moins blasphématoires que ce qu’il pourra faire par la suite), là où Ali se veut plus pieu et porteur d’un message, celui de l’Islam, mais plus largement celui de la religion dans son sens le plus global. C’est d’ailleurs cette différence qui fait également la force du duo. Quand Booba nous dit « Fais ton chemin bien, qu’tu choisisses le mauvais ou le droit », sur Avertisseurs, « Suicide à la hyia, trop faya pour aller prier » sur Pas l’temps pour les regrets ou encore « À fond dans l’autre sens de la droiture » sur Civilisé, les textes d’A.L.I. sont bourrés de multiples références et rappels religieux ainsi que d’incitations à l’élévation spirituelle. Il dit, entre autres « À chacun son langage propre, rares se comprennent, preuve de la malédiction descendue sur Babel. Chacun pour soi dans l’éphémère et l’Éternel pour tous ceux qui ont foi en sa bénédiction » toujours sur Avertisseurs et « J’aime la foi, celle qui nous maintient debout. Et qu’on garde à ses côtés pendant le sommeil comme une épouse » sur Si tu kiffes pas…

C’est donc cette divergence, une fatalité glaçante et nihiliste côté Booba, une lucidité teintée d’espoir et de repentance côté Ali, qui mènera sans doute à leur séparation, le rap d’A.L.I. se voulant sans doute plus en accord avec les valeurs de la religion, là où celui de Booba prendra par la suite une direction plus divertissante et donc plus sujette à la vanité.

Pablo Picasso, La Guerre et la Paix, 1952, huile sur isorel d’environ 120 m2, chapelle de Vallauris. Source : https://musees-nationaux-alpesmaritimes.fr/. La disposition spatiale exprime la dualité entre le mal et le bien, dans toute leur ambivalence que matérialise le duo Booba-Ali. Le panneau central, Les Quatre parties du monde, a été installé en 1959, juste avant l’inauguration officielle.

Ainsi, la musique de Lunatic est bel et bien on ne peut plus humaine, dans le sens où elle est le produit de deux hommes et rappeurs extrêmement complémentaires, reflétant chacun à leur manière les paradoxes humains, mais qui finiront inexorablement par entrer en désaccord dans leur vision de la musique. Lunatic a, selon moi, marqué l’histoire, car ils ont été ceux qui ont pu saisir et retranscrire au mieux le mystère de l’Homme : son ambivalence, son Lunatisme…

Etienne Rouault

En quoi l’East Side Gallery est-elle un symbole de l’Histoire de Berlin ?

East Side Gallery, Mühlenstraße, Friedrichshain. Photo prise à l’occasion des 25 ans de la chute du Mur de Berlin : © Gerhard Westrich. Source : https://www.geo.de/

L’East Side Gallery: un lieu culturel engagé et chargé d’histoire

L’East Side Gallery est la partie du mur de Berlin qui a été la mieux conservée. Elle mesure 1,3 km de long et est recouverte de fresques dessinées par des artistes peu après la chute du mur de Berlin. Elle est classée monument historique et est aujourd’hui l’une des plus grandes galeries en plein air du monde.

L’East Side Gallery se trouve dans le quartier berlinois de Friedrichshain. En janvier 1990, 118 artistes de 21 pays se sont réunis ensemble pour peindre cette partie du mur qui était restée intacte. Elle a été officiellement inaugurée en tant que galerie d’art en plein air le 28 septembre 1990. Les thèmes choisis par les artistes étaient bien sûr la division et la réunification de l’Allemagne. Mais les peintures montrent aussi l’espoir d’un renouveau, le souhait d’un monde meilleur, l’euphorie de la chute du mur, le changement. Un an plus tard, la galerie a obtenu le statut de « monument protégé ».

Aujourd’hui, la partie la mieux conservée de l’East Side Gallery se trouve près de la gare Ostbahnof, où les fresques ont été rénovées. Malheureusement, les œuvres subissent les mauvais traitements du temps et surtout des nouveaux graffitis viennent aujourd’hui recouvrir certaines oeuvres et les font disparaître. Il y a donc de nouveaux projets de rénovation, et les fondateurs de la galerie ont également créé une association afin de récolter des fonds et de protéger les œuvres.

Berlyn de Gerhard Lahr, 1989, East Side Gallery. Cette œuvre a été endommagée par les nombreux graffitis. Photo : © djunaphotos. Source : https://berlinpoche.de/

Un lieu historique qui rappelle les années sombres de la Guerre froide et du mur de Berlin

L’East Side Gallery est avant tout un lieu historique, un rappel des années sombres de la guerre froide et de l’Histoire particulière de Berlin. Elle est en tout premier lieu un souvenir du mur de Berlin lui même, qui se tenait là avant elle. Ce lieu, cette galerie, avant d’être une oeuvre d’art, était ce mur qui divisait Berlin en deux parties que tout opposait. A la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, l’Allemagne est en effet divisée en quatre zones d’occupation : une zone soviétique, une zone britannique, une zone américaine et une zone française. La ville de Berlin, située au cœur de la zone d’occupation soviétique, est alors également divisée en quatre parties.

En 1949, la République fédérale d’Allemagne (RFA) est créée, comprenant les zones américaine, britannique et française. Peu après, l’Union soviétique créé la République démocratique d’Allemagne (RDA), officialisant ainsi la division de Berlin en deux entités distinctes.
C’est à cette époque que les Allemands de l’Est commencent à émigrer massivement vers l’Ouest. Leurs raisons sont politiques, idéologiques, économiques… Le respect des libertés individuelles, de meilleurs salaires, une croissance plus forte, une abondance de biens que l’on ne trouvait pas à l’Est, …; ce sont les raisons principales à l’époque pour décider de quitter l’Allemagne de l’Est. C’est donc pour empêcher l’exode massif vers l’Ouest que le mur de Berlin est créé dans la nuit du 12 au 13 août 1961. Le mur de Berlin, souvent qualifié de « mur de la honte » par les Allemands de l’Ouest en réaction à l’appellation officielle du gouvernement est-allemand qui était « le mur de protection antifasciste », devient rapidement le symbole de la division de l’Allemagne et du monde. C’est un symbole concret de la guerre froide, mais aussi un symbole pour les victimes de cette guerre.

La construction du mur de Berlin dans la nuit du 12 au 13 août 1961. Photo : © dpa/picture alliance. Source : https://www.dw.com/

Une matérialisation forte de l’opposition entre deux modèles économiques et géopolitiques

La construction du mur est une réaction à l’effondrement économique de la RDA. Comme les autres pays du bloc de l’Est, le SED ( le parti socialiste unifié) met en place à cette époque une économie planifiée. Mais le plan septennal (1959-1965) est un échec dès le début, la production industrielle augmentant moins vite que prévu et la collectivisation des terres agricoles entraînant une baisse de la production et une pénurie alimentaire. 63 000 Berlinois de l’Est perdent leur emploi à l’Ouest, 10 000 Berlinois de l’Ouest perdent leur emploi à Berlin-Est, et ce sont aussi des milliers de familles qui seront séparées pendant plus de 20 ans.

Les deux parties de Berlin, à l’image des « deux Allemagne » vont en effet connaître un tout autre développement. Alors que Berlin-Ouest se modernise, Berlin-Est perd sa dynamique. Un fossé politique, économique et culturel entre l’Est et l’Ouest se creuse et se propage de plus en plus, mais également sur le plan culinaire et architectural. L’Est en particulier, prend, sous le pas communiste, un retard économique qu’il mettra des années à rattraper.

Aujourd’hui, la galerie comme symbole de la réunification de l’Allemagne…

La chute du mur a été favorisée par l’ouverture des frontières entre l’Autriche et la Hongrie en mai 1989. En effet, de plus en plus d’Allemands se rendent en Hongrie afin d’avoir un asile en République fédérale d’Allemagne. Cela conduit à de grandes manifestations à Leipzig et dans d’autres grandes villes de la RDA qu’on appellera les « Montagsdemonstrationen ». Des milliers d’Allemands de l’Est manifestent pour avoir plus de liberté et entamer un changement.

Le 9 novembre 1989, le gouvernement de la RDA déclare que le passage vers l’Ouest est autorisé. Le même jour, des milliers de personnes se rassemblent aux points de contrôle, comme Checkpoint Charlie, pour passer de l’autre côté et personne ne peut les arrêter. Le lendemain, les premières fissures voient le jour dans le mur. Après cette libération, familles et amis ont pu se retrouver 28 ans après. 329 jours après la chute du Mur, la réunification des deux États allemands est achevée le 3 octobre 1990 : La RDA rejoint la République fédérale d’Allemagne.

Rassemblement près d’une partie du mur de Berlin détruite après la décision de la République démocratique allemande (RDA) d’ouvrir les frontières entre Berlin-Est et Berlin-Ouest vers novembre 1989 à Berlin. Photo : ©Getty – Carol Guzy /The Washington Post / Contributeur. Source : https://www.radiofrance.fr/

… et un symbole de la liberté d’expression et une invitation au devoir de mémoire

Les artistes montrent par leurs œuvres et leur engagement que le désir de liberté est plus fort que les mesures coercitives et la violence. Avec plus d’une centaine de peintures, ils ont exprimé dans leur travail leur joie au moment de la chute du Mur, mais aussi leurs espoirs, leurs doutes, leurs questionnements, leurs craintes et leurs rêves de paix, de liberté et de démocratie.

L’East Side Gallery permet à chacun de se remémorer cette période, et ce devoir de mémoire est aussi une manière de faire en sorte qu’une telle division ne puisse plus jamais se reproduire. Elle devient un monument vivant et un témoignage de cette période si particulière de l’Histoire de l’Allemagne mais aussi du monde. Surtout, la galerie permet à chacun de se rappeler que le changement est toujours possible.

L’East Side Gallery est donc un symbole vivant de l’histoire de Berlin, car elle témoigne de l’histoire sombre de Berlin après la Seconde Guerre mondiale. L’East Side Gallery permet à chacun de se remémorer la guerre froide, comment des milliers de personnes ont perdu leur liberté, comment ils ont espéré un nouveau monde, un nouveau modèle et un nouveau système et comment ils ont exprimé leur euphorie après la chute du mur. Avant tout, ce lieu culturel qui attire aujourd’hui de nombreux visiteurs est un symbole de la réunification, du vivre ensemble, du lien fraternel, et est un symbole du présent et des décisions qui sont prises toujours encore aujourd’hui pour que l’Allemagne et le monde ne puissent plus jamais être séparés.

Test the Best (Trabant) de Birgit Kinder, 1989, East Side Gallery. La Trabant, la voiture populaire d’Allemagne de l’Est, transperce le Mur de Berlin et rappelle les nombreux Allemands de l’Est qui ont tenté de fuir à l’Ouest. Photo : © djunaphotos. Source : https://berlinpoche.de/

Sophie Nille

Vers une mort de la musique live ?

La place de la musique live dans le paysage musical a radicalement changé lors de ces vingt dernières années, que ce soit dans le rôle qu’elle joue ou simplement en termes de chiffres : aux États-Unis par exemple, les ventes de billets pour des concerts musicaux généraient environ 1 milliard de dollars de recette en 1990 contre près de 8 fois plus en 2017. Si la crise du Covid a temporairement mis sur pause ce phénomène, il n’a pas manqué de reprendre sa course dès l’été 2022 avec la réouverture des salles de concert et la reprise des festivals.

Il n’a donc jamais été aussi facile de découvrir de nouveaux artistes sur scène qu’aujourd’hui : il suffit d’aller regarder les programmations des salles de concerts de sa ville pour s’en rendre compte, on trouve toujours de quoi se satisfaire ! Prenons l’exemple du Zénith de Nantes : une programmation allant de Stromae à Ibrahim Maalouf en passant par Michel Sardou ou une interprétation orchestrale des musiques du Seigneur des Anneaux, il y en a pour tous les goûts.

Mais alors si la musique live semble si bien se porter, pourquoi donc parler d’une mort de celle-ci ?

Des évènements dangereux

Le premier facteur à prendre en compte est le caractère insécuritaire des événements de musique live. Récemment, une très forte augmentation de piqûres lors d’événements musicaux a été remarquée. Si la menace de se faire droguer à son insu n’est pas un phénomène nouveau, et en particulier dans le monde de la nuit chez des publics plutôt féminins, jamais il n’avait été aussi commun de se faire piquer par une seringue lors d’un concert. On peut alors aisément comprendre l’appréhension de certains de se jeter dans les foules d’une salle ou d’un festival ! D’autant plus qu’il est très difficile de lutter contre ces pratiques : malgré le renforcement de la sécurité dans ces événements ces dernières années, il reste extrêmement difficile d’empêcher ce phénomène de piqûres sauvages.

            De plus, les concerts deviennent de plus en plus violents. En témoignent la ré-émergence des pogos, une danse associée au punk rock des années 70 qui consiste à sauter de manière désordonnée en se bousculant violemment, ou encore des murs de la mort – séparation de la foule en deux parties qui se jettent l’une contre l’autre. Malheureusement, les accidents sont assez fréquents, comme en témoigne le concert de Travis Scott et Drake en 2021 où huit personnes ont trouvé la mort et plus de trois cents ont été blessées lors d’un mouvement de foule. 

Vidéo d’un mur de la mort dans un concert de DJ Snake

La menace des showcases

Pour comprendre le déclin des concerts, il me semble également nécessaire de parler des showcases, une représentation en live d’un artiste, généralement dans une discothèque. Ce phénomène est devenu central dans l’économie de l’industrie musicale : du côté des boîtes de nuit c’est un moyen de faire venir beaucoup de monde et ainsi capitaliser sur les ventes de boissons durant la soirée. Pour les artistes, c’est une rentrée d’argent facile permettant de financer leurs projets artistiques et leurs équipes.

Si les showcases semblent bénéfiques à tout le monde, que ce soient les discothèques, les artistes et aussi leur public qui jouissent d’une représentation de leur artiste préféré, c’est en fait plus compliqué. Dans les faits, lorsque les artistes se produisent en showcase, les représentations sont souvent très courtes, peu préparées voire parfois bâclées, en particulier pour les rappeurs qui mettent leur musique à fond sur les enceintes, et réalisent leur performance entièrement en playback.

Mariah Carey en concert : un exemple de playback raté

De telles performances sont déjà préjudiciables, mais le vrai problème réside dans la « showcasification » des concerts eux-mêmes. Les artistes se confortent bien souvent dans ces pratiques, et le concert n’est alors plus qu’une diffusion des pistes studios sur une scène : il n’y a que très peu d’artistes qui font l’effort de repenser leur musique pour l’adapter à une interprétation scénique. Booba, un des rappeurs français avec le plus d’influence, confirmait dans une interview que « animer un Stade de France pendant 3 heures est moins fatiguant que faire un footing », preuve que le concert n’est alors plus une véritable performance, et n’est rendue possible que par une ambiance électrique instaurée directement par un public surexcité à la vue de leur idole.

Un public trop peu exigeant ?

Cela donna alors naissance à une problématique essentielle : les publics sont-ils devenus trop peu exigeants ? Si le concert perd son aspect de performance unique et authentique, pourquoi alors se rendre dans les concerts, et donner de la crédibilité à des artistes qui ne respectent plus leurs auditeurs ? Cela pose une vraie question, celle du fanatisme d’une partie de l’audience : les artistes sont placés sur un piédestal et tout leur est pardonné. Les artistes n’ont donc plus aucune raison de consacrer de gros budgets à la réalisation de mises en scènes innovantes, ni de prendre des risques sur scène puisque peu importe leur performance, les salles seront pleines et le public en transe s’occupera d’animer l’événement.

Une lueur d’espoir pour la musique live ?

Le constat est donc un peu paradoxal : c’est en partie à cause du public que les performances live sont de moins en moins travaillées, et c’est ce même public qui en fait les frais. Cependant, le tableau n’est pas si sombre : certains artistes continuent de penser leur musique et la mise en scène pour des représentations uniques et travaillées au détriment des bénéfices financiers, en particulier lorsqu’il s’agit d’artistes underground ou émergent qui mettent souvent un point d’honneur à délivrer des propositions musicales et scéniques originales. Certaines superstars continuent également de montrer l’exemple à toute une génération d’artistes timides – l’exemple le plus probant étant la splendide performance de Rihanna lors de la mi-temps du SuperBowl 2023, qui a marqué les esprits.

Basile Plm Guerri

Kazuo Ishiguro : de la narration à la réflexion

J’avais aujourd’hui envie de partager mon coup de cœur pour un auteur peu connu en France qui a pourtant reçu le prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre en 2017 et a réussi à se faire un nom dans le milieu littéraire anglo saxon, Kazuo Ishiguro.

Connaître l’auteur pour comprendre l’œuvre

Kazuo Ishiguro est né en 1954 à Nagasaki au Japon où il ne vit que les six premières années de sa vie. Sa famille déménage en effet en 1980 en Angleterre, dans le Surrey. Si ses œuvres sont toutes écrites en langue anglaise, le Japon et la culture japonaise dans laquelle l’auteur a été élevé y conservent une influence fondamentale. Ses premiers romans Lumière Pâle sur les Collines et Un Artiste du Monde Flottant se déroulent d’ailleurs dans le Japon d’après-guerre tandis que la nouvelle A Family Supper raconte le retour, dans son Japon natal, d’un jeune homme parti vivre aux Etats-Unis. Cependant, son style reste fortement similaire à celui des auteurs européens qui l’ont inspiré à l’instar de Marcel Proust et Fiodor Dostoïevski.

Des textes qui miment la pensée

Chacun de ses romans, à l’exception du Géant Enfoui, est écrit à la première personne du singulier. C’est que Kazuo Ishiguro est adepte du procédé littéraire du « monologue intérieur », qu’Edouard Dujardin définit comme « le flux ininterrompu des pensées qui traversent l’âme du personnage au fur et à mesure qu’elles naissent sans en expliquer l’enchaînement logique ». A travers cette technique, l’écriture mime les mouvements de la pensée qui erre d’une idée à une autre sans suivre une structure précise mais en suivant des liens établis par le narrateur entre deux souvenirs. Aussi le récit n’est-il pas narré de manière chronologique mais en conservant la fluidité des mouvements de la pensée. Le récit est souvent le fruit d’une réflexion que le personnage a sur son passé et donne l’impression que le personnage se remémore son passé au moment même où nous lisons. Dans Les Vestiges du Jour comme dans Auprès de Moi Toujours, par exemple, c’est un voyage en voiture qui engendre la réflexion. Il est difficile pour le lecteur d’établir une chronologie dans les actions qui sont relatées dans le roman comme il est parfois impossible de remettre ces souvenirs dans le bon ordre.

Des personnages face au changement

Les thématiques abordées par Ishiguro sont souvent liées au changement et à la difficulté de vivre dans un monde en constante évolution. De fait, ses romans sont souvent ancrés dans une période précise où l’histoire des personnages se retrouve mêlée à l’Histoire avec un grand H. L’auteur est particulièrement inspiré par la période d’après-guerre, que ce soit dans Les Vestiges du Jour ou dans Un Artiste du Monde Flottant qui se déroulent respectivement dans l’Angleterre et le Japon d’après Seconde Guerre Mondiale. Cette période de grands changements pousse le protagoniste à appréhender différemment son environnement et à questionner sa culture et son rôle dans la société. Dans ses romans, jeunesse et maturité se confrontent, qu’il s’agisse du protagoniste avec d’autres personnages avec lesquels il interagit ou du protagoniste se remémorant une version révolue de lui-même. Le narrateur se replonge dans les choix marquants de sa vie et imagine l’influence qu’ils ont eue sur son présent.

Le récit au service de la réflexion

Par les réflexions de son protagoniste, Ishiguro nous pousse avec douceur à repenser notre manière d’appréhender le monde, à envisager les relations familiales, les relations amoureuses ou les choix que nous faisons. Ses textes sont une pente douce vers la réflexion philosophique dans le sens où elle se mêle au récit sans jamais se dévoiler de manière trop manifeste. Tandis que Auprès de moi Toujours amène progressivement le lecteur à se questionner sur la notion d’humanité et d’âme dans le contexte des intelligences artificielles, Un Artiste du Monde Flottant propose une réflexion sur l’engagement dans l’art face à « l’art pour l’art ». Le tout s’effectue dans un rythme paisible qui donne l’impression d’une discussion partagée avec un ami.

Appréhender la douleur avec douceur

Si le style d’Ishiguro est empreint de douceur et de calme, c’est pour mieux aborder les drames auxquels chacun fait face. Sans trop en dévoiler pour ne pas divulguer, les protagonistes sont tous confrontés à un moment ou un autre au deuil ou à d’autres épreuves que peut réserver la vie et chacun partage sa façon d’y faire face et de vivre avec. Malgré la dureté de ce qui est dépeint dans ses livres, le sentiment de sérénité demeure laissant au lecteur un sentiment doux amer lorsqu’il referme le livre.

Lire Kazuo Ishiguro en somme, c’est se plonger avec douceur dans une réflexion philosophique, c’est converser avec un ami du sens que l’on donne aux choses anodines comme essentielles. C’est aussi lire des récits passionnants, parfois bouleversants, toujours écrits finement. Lire Kazuo Ishiguro en somme c’est lire un grand roman contemporain sans voir le temps passer. Je ne peux donc que vous conseiller de découvrir son œuvre. 

Clémence Redondo

« Decision to leave », le nouveau Park Chan-Wook

Après Mademoiselle (2016), Park Chan-wook revient avec Decision to Leave, une romance tourmentée alimenté d’un thriller bien ficelé, par ailleurs récompensé par le Prix de la Mise en scène lors du 75e Festival de Cannes.

Decision to Leave commence par le détective Jang Hae-jun(Park Hae-il) qui enquête la mort d’un homme tombé au haut d’une montagne. Lorsqu’il rencontre la femme du défunt, Song Seo-rae (Tang Wei), il commence à la soupçonner tout en ressentant l’attirance par elle.  A mesure que l’enquête devient de plus en plus intense, ce film capte habilement l’affection inattendue entre les deux personnages ainsi que la curiosité qu’ils éprouvent l’un par l’autre, offrant un mélange de suspense et de romance.

La montagne et la mer

Tout au long du film, la montagne et la mer sont les images clés qui véhiculent les personnalités et les relations des personnages et la métaphore de cette histoire d’amour tumultueuse. Les deux parties s’entremêlent et se fondent l’un dans l’autre. Ils forment la ligne de démarcation entre les montagnes et la mer où les émotions de deux personnages se rencontrent.

Hae-jun est la montagne. Son rôle social, ses normes de comportement, sa famille apparemment parfaite, tous sont comme la montagne, la solidité, la justice. Seo-rea est la mer. Une femme qui se marie loins de chez elle, subit des violences domestiques, devient une criminelle et tombe amoureuse d’un policier. Elle est folle, tolérante, courageuse comme la mer. Lors du leur premier interrogatoire, elle dit à Jang Hae-jun : « Un homme bienveillant aime les montagnes, un homme sage aime l’eau, je ne suis pas un homme bienveillant, j’aime la mer ». Hae-joon reçoit la signification avec un traducteur, et le film ne dit pas explicitement s’il comprend vraiment les mots ; tout ce qu’il sait, c’est qu’elle aime la mer et qu’il veut être un homme de la mer comme la façon de l’expression de son amour caché.

L’ambiguïté de la langue

Particulièrement, les paroles de Song Seo-rae, en tant qu’une Chinoise, la rendent difficile à cerner non seulement pour Jang Hae-jun et aussi pour les publics, ce qui renforce la tension dramatique. Il y a beaucoup de scènes dans ce film où Song Seo-rae utilise le traducteur pour communiquer avec lui.

Mais c’est aussi l’une des choses les plus ambiguës reste le processus de conversion du coréen et du chinois l’un vers l’autre. Est-ce qu’ils se comprennent complètement ? On ne peut jamais savoir. Généralement, nous nous fions souvent aux expressions et aux mouvements des mains de notre interlocuteur pour deviner. Il est également possible d’embellir la sémantique de l’autre personne et de se faire sa propre idée de l’esprit de l’autre personne en tant que tel.

La différences des langues devient ici un moyen d’attraction. Selon la réaction de Hae-jun, elle dit plus de chinois par la suite, comme s’il faisait semblant de dire au chat, mais en fait à Hae-jun qui écoute aux portes : « Apportez-moi son cœur, je le veux. » Mais il se trompe le cœur (un organisme) entre le cœur (une affection).

« Le moment où tu me dis que tu m’aimes, ton amour prend fin, le moment où ton amour prend fin, mon amour commence. »

Lorsque tous les secrets sont révélés et que l’amour irrationnel de l’héroïne est révélé, et lorsque le public suit la vision de Hae-jun jusqu’à la plage où le néant revient, tout devient plus violent sous les vagues de l’humanité et finira par revenir à la paix. Lorsque la « ligne entre la montagne et la mer » a disparu, le film atteint son apogée émotionnelle, et Seo-rae quitte finalement Hae-jun avec un mystère qui ne sera jamais résolu.

Jiajia Lin

Sylvain Tesson, un refus de la modernité ?

Doit-on encore présenter Sylvain Tesson ?

Ecrivain, essayiste, chroniqueur, romancier, nouvelliste, Sylvain Tesson est avant tout un homme d’action et d’aventure. Il est l’acteur de nombreux voyages, extrêmes ou contemplatifs, dont peut-être lui seul a les clés. Qui aurait assez d’imagination, de fantaisie, de panache, pour entreprendre en side-car dans les pas de la Grande Armée la désastreuse retraite de napoléonienne de Russie sur des milliers de kilomètres ? De poursuivre une chimérique panthère des neiges dans des températures extrêmes sur les plateaux du Tibet ? D’escalader une flèche de pierre de plusieurs centaines de mètres au milieu du désert, ou tout simplement une centaine de fois la flèche de Notre-Dame à Paris ? De traverser la France du Cantal au Cotentin après une chute de 10 mètres de haut, qui le laisse pour mort ?

Un écrivain passionné

Sylvain Tesson grandit en région parisienne et s’oriente après une classe préparatoire littéraire vers une formation de géographe. Il est également titulaire d’un DEA de géopolitique à l’Institut français de géopolitique. Au fil de ses voyages, ascensions, ou aventures en tout genre, il livre sur papier ses rencontres avec les populations locales, ses impressions sur les paysages traversés, ses réflexions sur la société ou le monde en général, mais également des nouvelles fictionnelles ou romanesques.

Ses qualités d’écrivain ne sont plus à prouver : prix Goncourt de la nouvelle et prix de la nouvelle de l’Académie Française en 2009 pour Une vie à coucher dehors, prix Médicis essais en 2011 pour Dans les forêts de Sibérie, prix des Hussards et de la Page 112 pour Berezina en 2015, et prix Renaudot pour La Panthère des Neiges en 2019… qui en font déjà un écrivain incontournable de notre époque (et des suivantes !)

Ses oeuvres majeures

L’axe du Loup (2004) est un récit de voyage où Sylvain teste la véracité du récit de Slawomir Rawicz (A marche forcée) qui retrace « le chemin des évadés » du goulag. Il part de Iakoutsk en Sibérie, rejoint le Baïkal, la Mongolie, parcourt le désert du Gobi en cheval et en vélo, traverse le Tibet et atteint Calcutta en Inde. Il utilise de très rares fois une 4×4.

Dans les forêts de Sibérie (2011) raconte l’ermitage de l’auteur en Sibérie, vivant dans une cabane de la pêche, de la chasse, et de vodka. Il partage ses lectures, et ses pensées autour de l’immensité du destin humain, ou des pages sur les descriptions magnifiques des paysages sibériens.  

Berezina (2015) est une perle de fantaisie. Sylvain refait en side-car la désastreuse retraite de Russie de l’armée napoléonienne de 1812.

Sur les chemins noirs (2016) retrace la rééducation de Sylvain à la suite d’une chute accidentelle de près de 10 mètres alors qu’il escaladait en état d’ébriété le chalet d’un ami. A peine remis d’un coma -et toujours victime de séquelles graves- le narrateur entreprend de traverser la France du Cantal au Nez de Jobourg en Normandie. C’est l’occasion pour lui de (re)découvrir la France tout au long d’un cheminement psychologique.

S’abandonner à vivre (2014) est un admirable recueil de nouvelles fictives (et parfois inspirées de faits réels de la vie de l’auteur ?) qui font traverser au lecteur le temps et l’espace à travers le récit de destinées brutes, tragiques qui soulignent la fragilité et la gloire de l’existence humaine.

La panthère des neige (2019) est le récit de la traque d’une panthère des neiges au Tibet dans le but de la photographier. Vont-ils l’apercevoir ? C’est également l’occasion d’un reportage photographique pour les amis que Sylvain accompagne. 

Style littéraire et esthétique d’écriture

La grande majorité des œuvres de Sylvain Tesson sont des récits de voyages ou des nouvelles qui mêlent descriptions de paysages (notamment du Grand Nord russe), nécessités de survie, et réflexions sur la société, l’espace, le temps, le monde, la modernité. Certaines sont également l’occasion d’introspections plus ou moins poussées.

En plus d’un don évident pour emporter son lecteur dans des histoires particulières et pour souligner avec un décalage qui lui est propre le tragique et la beauté de l’existence et du monde, Sylvain Tesson a l’art subtil de disséminer des aphorismes et des pensées au fil de ses récits qui ajoutent encore à la densité légère et poétique de son écriture.

Par exemple dans Berezina : « J’avais sur la tête une réplique du couvre-chef impérial, celle qu’on trouve dans les asiles de fous et que j’avais décidé de ne plus quitter pendant notre campagne. J’ai toujours cru aux vertus de la coiffe. Dans les temps antiques le chapeau faisait l’Homme. Il en va encore ainsi dans l’Orient : ce que vous portez sur la tête vous identifie. L’un des symptômes de la modernité était de nous avoir fait aller dans la rue tête nue. » 

Ou, plus loin : « Le lendemain, à 8 heures, nous étions dans un garage derrière la gare de Iaroslav. Il faisait sombre, l’air puait le goudron froid. Moscou rugissait déjà comme une monstrueuse machine à laver les âmes. Le boue poissait les rues, le ciel, le moral. Les automobilistes se ruaient vers les embouteillages. Des congères flanquaient les trottoirs. Il y avait certainement des cadavres d’ivrognes sous la neige. Au printemps, ils réapparaîtraient. En Russie, on les appelait « les perce-neige », ils annonçaient les beaux jours avec autant de fiabilité que les oiseaux migrateurs. Nous avions eu du mal à atteindre l’endroit. »

Etienne Gresset

Pour en savoir plus

L’axe du Loup, éditions Robert Laffont, 2004s

Dans les forêts de Sibérie, éditions Gallimard, 2011

S’abandonner à vivre, éditions Gallimard, 2014

Berezina, éditions Guérin, 2015

Sur les chemins noirs, éditions Gallimard, 2016

La panthère des neige, éditions Gallimard, 2019

Sylvain Tesson — Wikipédia (wikipedia.org)

Artemisia Gentileschi ou la première femme peintre reconnue dans l’Histoire de l’Art

Artemisia Gentileschi est une artiste italienne du 17e siècle et l’une des premières femmes peintres qui a gagné sa vie à la force de son pinceau. A cette époque, beaucoup de femmes étaient peintres mais elles ne pouvaient pas faire carrière sans le consentement d’un homme. Il était donc très difficile pour elles de se faire reconnaître. Artemisia Gentileschi est la première femme à se libérer d’une tutelle masculine pour faire carrière.

Il faut néanmoins comprendre qu’Artemisia n’est pas une exception en soi, qu’il y avait d’autres femmes artistes à l’époque. Beaucoup d’entre elles s’imposent dans une carrière artistique et ont travaillé dans l’atelier familial. A cette époque, les Académies sont des lieux de réflexion et non pas des lieux d’enseignement. La formation se fait entièrement en atelier.

Contrairement aux idées reçues, à la fin du 18e siècle, les femmes étaient autorisées à pratiquer leur art dans des ateliers. Elles commencent même à pratiquer le nu et l’histoire, deux concepts qu’on attribue souvent au Grand-Art qui a longtemps exclut les femmes. L’histoire n’est donc pas linéaire. Les femmes n’ont pas eu d’un jour à l’autre accès à l’école des Beaux-Arts. Il y a des périodes ponctuelles où elles ont eu accès à l’étude du nu et ont pratiqué la peinture d’histoire.

Vivre en tant que femme peintre au 17e siècle : le passé lourd d’Artemisia Gentileschi

Artemisia a commencé la peinture avec son père Orazio Gentileschi, peintre très respecté en son temps. Comme beaucoup de jeunes filles, Artemisia devait peindre dans l’atelier familial et avait interdiction de sortir, car son père craignait qu’elle ne tombe dans la prostitution.

Un jour pourtant, Orazio demanda à son associé, Agostino Tassi, d’enseigner à Artemisia les techniques de la perspective. Il devient alors son maitre de peinture. En 1611, Agostino convint Orazio de le laisser seul avec sa fille pendant leur leçon et en profita pour la violer.

Pour éviter tout scandale, Artemisia lui demanda alors de se marier avec lui. Dans la confusion du moment, il accepta. Orazio lança quant à lui un procès contre son ancien associé. Malheureusement, Agostino nia le viol et c’est finalement la promesse brisée du mariage qui sera reconnu contre lui. Le procès ne sera jamais reconnu comme un viol mais comme une simple « défloration ». Peu après, Artemisia se maria avec un peintre florentin, Perantonio Stiattesi, et se réfugia à Florence.

Une peintre influente malgré le poids de la stigmatisation

Après cet épisode, en 1616, Artemisia fut la première femme à entrer à l’Académie du dessin de Florence et devient par la suite une des peintres les plus influentes de Florence.

L’histoire de l’Art montre que les femmes sont redécouvertes en tant qu’artistes grâce à leur réseau. En effet, apprendre à peindre, ce n’est pas seulement peindre, mais aussi apprendre les stratégies de carrière. Artemisia est un de ses exemples en devenant une femme d’affaire, une femme de réseau. Elle dirige à la fois sa peinture et son atelier et écrit un bon nombre de correspondances avec des collectionneurs, des poètes, etc.

Pourtant, son art resta souvent stigmatisé à la fois pour son genre et pour son passé. C’est d’ailleurs par l’autoportrait qu’elle exprima très souvent son combat contre les stigmates de son époque.

Son art est très proche de celui de l’artiste baroque Michelangelo Merisi de Caravaggio, plus connu sous le nom du Caravage en France. On peut voir dans ses peintures des personnages cadrés à mi-corps sur fond noir. Elle utilise des contrastes entre la lumière et l’obscurité profonde et ses personnages sont particulièrement réalistes.

Vers 1612, Artemisia peint Judith décapitant Holopherne, œuvre qu’elle tire de la bible où Holopherne menace de détruire la cité de Judith. Cette œuvre représente le général assyrien Holopherne renversé sur un lit avec deux femmes, Judith et sa servante. On y voit Judith lui couper la tête après que celui-ci se soit assoupi d’ivresse (il n’est pas possible de trouver cette œuvre en libre de droit).

Souvent, dans les tableaux du Caravage, Judith est représentée comme une femme violente. Artemisia en fait, quant à elle, un personnage plus sympathique. Elle recréée le thème notamment par la complicité qu’on perçoit entre les deux femmes. De plus, la servante est une jeune femme alors que les servantes sont généralement âgées dans les peintures de son temps. On pourrait penser que cette peinture a une double signification, peut-être une vengeance contre son viol passé.

Pourquoi Artemisia Gentileschi a-t-elle été oublié ?

Après sa mort, peu de gens se souviennent d’Artemisia Gentileschi. Il faudra attendre le début du 20e siècle, avec la parution d’un essai de l’historien italien Roberto Longhi, pour que son art soit de nouveau reconnu. Pour la première fois dans l’histoire de l’art, ce n’est pas l’artiste qui est reconnue dans cet ouvrage mais l’art en tant que tel.

L’épisode du viol passe au second plan et ce sont davantage les formes, le style, l’art en tant que tel qui est mis au premier plan. C’est une avancée majeure dans l’histoire sociale, car on ne réduit plus l’artiste à sa biographie mais à son œuvre.

Néanmoins, pourquoi Artemisia Gentileschi a-t-elle été oubliée de l’histoire ? L’histoire de l’art s’est imposée comme une discipline à partir du 16e et attribue l’invention à l’esprit. A cette époque, on attribue l’esprit à la virilité. Les femmes, qui sont encore caractérisées par la matière, sont donc exclues de l’esprit et donc de l’Histoire de l’Art. Elles sont cantonnées à peindre des scènes privées, personnelles, à la peinture d’objets et de scènes familiales. Elles peuvent aussi réaliser des portraits. Beaucoup d’entre elles se sont autoreprésenter comme l’a beaucoup fait Artemisia.

Cette volonté de s’autoreprésenter a beaucoup évolué. A partir du 16e, cet usage est très pratiqué par les hommes mais plutôt en fin de carrière quand leur reconnaissance est acquise. Pour les femmes, la pratique de l’autoportrait est une manière de s’affirmer en tant que peintre et leur permet de revendiquer une reconnaissance. Comme Artemisia, beaucoup d’entre elles se sont représentées en allégorie de la peinture. Comme leur talent n’est pas reconnu de façon immédiate, l’autoportrait représente un véritable combat pour elles.

Finalement, y a-t-il réellement une histoire genrée ? Dans la littérature du 16e et du 17e siècle, c’est encore le cas. Par exemple, le maniérisme toscano-romain est considéré comme plus viril que le maniérisme vénitien qui utilise la couleur, l’indétermination de la touche, le cosmétique, la tromperie. Mais un artiste masculin peut avoir un style féminin. De tout temps, il faut savoir réintroduire de la complexité dans cette question. Il n’y a pas de tendance féminine dans l’art, l’histoire de l’histoire de l’art n’est pas linéaire.

Coline Gense

Quentin Dupieux, mono-cerveau, stéréo-talent

Instant vocabulaire

Avant de débuter cet article, je souhaite tout d’abord définir les termes de “mono-cerveau” et de “stéréo-talent”. À noter que ces définitions ne sont pas officielles, à l’image de l’existence même des termes auxquels elles se rapportent.

  • Le mot composé “mono-cerveau” désigne une pensée humaine se limitant à une réflexion brute, sans recul, proche de l’obsession.
  • À l’inverse, le “stéréo-talent” renvoie à un talent double, une habileté multiple.

Un artiste aux multiples facettes

Alors que tant de musiciens peinent à connaître un jour le succès (si tant est qu’il soit un objectif louable), Quentin Dupieux a lui été reconnu non seulement pour sa musique, mais aussi pour ses talents de réalisation cinématographique. L’existence de ces artistes doublement talentueux paraît se faire de moins en moins rare de nos jours. La plupart de ces doubles parcours touchent à la réussite par le biais de la reconversion, c’est-à-dire une première carrière à succès dans un domaine, suivie d’une seconde dans un nouveau. Pour autant, il ne faut pas confondre le parcours de Quentin Dupieux et celui de notre cher Yannick Noah. Quentin Dupieux se définit lui-même (en ironisant) comme doté d’un “mono-cerveau”, difficilement capable de prendre le recul nécessaire à l’élaboration d’une “double-carrière” artistique.

Que peut-on apprendre de son parcours ?

Quentin Dupieux a simultanément construit une carrière à la fois musicale et cinématographique. Il fait partie des rares Français à pouvoir se targuer d’avoir produit des hits internationaux (Flat beat…), réalisé un clip pour Marilyn Manson, et tourné plusieurs long-métrages avec le gratin du cinéma français. Pour autant, il compose une musique aux sonorités brutes et s’attache à une réalisation pleine de fantaisie, aux antipodes des standards d’accessibilité actuels. En effet, l’une des particularités du succès de Quentin Dupieux réside dans la singularité exacerbée de sa création.

Un aperçu de ses réalisations

Flat beat

Mr Ozio – Flat beat

Le Daim

Bande Annonce – Le Daim (2019)

Un parcours plutôt qu’une carrière

Dans l’idée trop répandue du chemin vers le succès, l’artiste aurait inévitablement à troquer sa singularité contre sa popularité. Autrement dit, le succès populaire ne s’entendrait qu’au prix d’un “lissage” artistique, unique moyen de plaire au plus grand nombre. Le parcours de Quentin Dupieux symbolise l’inverse de cette idée. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que son évolution musicale se forme en partie au sein du label parisien Ed Banger Records (Daft Punk, Justice… image de succès à la fois populaire et au style pourtant assumé).

Le succès de Quentin Dupieux vient peut-être en partie de sa négation même de l’idée de “carrière”. Il affirme se sentir “à chaque film comme si c’était le premier”, plein d’incertitudes, simplement animé par l’envie de réaliser. Éloigné des considérations trop économiques, des potentielles conséquences négatives d’un nouveau projet raté, Quentin Dupieux construit paradoxalement l’une des progressions les plus longues et impressionnantes du cinéma et de la musique française. Nier l’idée même de carrière semble dès lors être le moyen de s’extirper du piège du succès.  Précisément, cette notion de carrière se rattache au monde professionnel, dans lequel l’édulcoration de la personnalité représente sinon une nécessité, du moins un risque extrêmement répandu. La démarche même de construction de “carrière” artistique semble inévitablement mener au sacrifice de la singularité pour la popularité.

Quentin Dupieux, alias Mr. Oizo dans l’univers musical, ne vise pas le succès ; mais l’épanouissement artistique et créatif à l’état pur. Il ne peut s’empêcher de créer, et ne crée pas pour plaire. On pourrait citer certains de ses films les plus extraordinaires pour comprendre sa démarche : Rubber ou l’histoire d’un pneu dangereux et menaçant, Mandibules ou le parcours de deux amis qui découvrent une mouche géante dans leur coffre…

Rubber

Bande Annonce – Rubber

Mandibules

Bande annonce – Mandibules (2020)

Résumer le travail de Quentin Dupieux à celui d’un créateur trop spécial et trop chanceux serait néanmoins inexact. S’il avoue lui-même que son succès musical a été “un accident”  – lié au succès du titre Flat Beat – ce n’est pas le cas dans le cinéma. Adepte des vidéoclubs depuis son enfance, Quentin Dupieux travaille l’image depuis son plus jeune âge. D’abord avec l’aide de ses amis – il raconte d’ailleurs : “même s’il manquait trois acteurs, je tournais quand même, même si ça risquait d’être raté”. Cette envie de réaliser le poussera à apprendre, sur le terrain, le fonctionnement du cinéma. Il assume aussi pleinement avoir besoin de têtes d’affiche pour “faire gober” ses films. Faire un film avec Jean Dujardin n’est pas pour lui le moyen de faire un film bankable, mais un élément qui lui permet d’emmener le public plus loin dans la fantaisie.

Autodidacte, c’est de cette manière d’apprendre que découle son style. Il envoie ses premières réalisations aux programmes courts de Canal +, puis enchaîne rapidement avec ses premiers longs métrages. C’est à ce travail de longue haleine que Quentin Dupieux doit sa reconnaissance mondiale. En concert à Coachella, nominé à Cannes, Quentin Dupieux réussit à briller dans la musique et dans l’image. Sans “plan de carrière”, mais fort de son envie de créer. La passion avant la reconnaissance, c’est parfois ce qui n’est plus assez au centre du monde de la production. Le “mono-cerveau” comme moteur de création inédit paraît finalement redonner de la force à la simplicité comme façon de créer.

Neil Mokaddem

A24, un indépendant qui compte

La société de production indépendante nord américaine est une nouvelle fois sous les feux des projecteurs après avoir raflé neuf des statuettes dorées tant convoitées par les grands noms du cinéma. Avec pas un mais trois films en compétition « The Whale », « Everything everywhere all at once » et le film  d’animation « Marcel the Shell with shows on » A24 a volé la vedette à des sociétés stars comme Netflix, Paramount Pictures ou encore 20th Century Fox en remportant les prestigieux prix du meilleur film, meilleur scénario original, meilleur réalisateur, meilleur acteur, meilleur acteur dans un second rôle, meilleure actrice, meilleure actrice dans un second rôle, meilleur montage et meilleur maquillage et coiffure. La critique d’ailleurs reconnaît le talent du studio à soutenir des projets tout aussi farfelus qu’audacieux.

Mais alors, c’est quoi la marque de fabrique A24 ? Son influence va-t-elle se faire ressentir dans tout Hollywood et la production cinématographique dans le futur ? Le petit studio artsy est-il parvenu à se hisser parmi les grandes et révérées familles de magiciens des salles obscures ?

La genèse du studio: une histoire hors du commun

Le nom de la société peu évocateur est aussi unique car complètement déconnecté du cinéma. La légende raconte qu’un des créateurs aurait pensé à créer sa société en conduisant sur l’autoroute A24 en Italie… vous avez compris l’idée. 

Tout commence il y a sept ans en 2012 lorsque David Fenkel et Daniel Katz décident de créer le studio qui ne produit pas encore à ce moment là, la société A24 est une société de distribution. Mais déjà les deux hommes marquent leur différence en distribuant des films à petits budgets aux scénarios originaux comme « Spring Breakers de Harmony Korine » (le film qui avait réussi à réunir Vanessa Hudgens, Selena Gomez et James Franco méconnaissable en gangster à dread rocks pour ceux qui auraient oublié) « The Bling Ring » de Sofia Coppola (le seul film où on déteste le personnage d’Emma Watson) ou encore « Spectacular Now » réalisé par James Ponsoldt (Shailene Woodley et Miles Teller révélés dans Divergente partagent l’écran de cette histoire d’amour un peu déprimante mais touchante).

Ces films sont nominés à de nombreux festivals et sont acclamés par la critique, récompensant les choix osés de Fenkel et Katz. En 2015, le studio commence son activité de production. Son film « Moonlight » réalisé par Barry Jenkins remporte l’oscar du meilleur film, en quelques années seulement A24 est entré dans la légende et on le sait aujourd’hui, est parvenu à y rester.

Des producteurs proches des cinéastes

En plus de leur flair infaillible à trouver des gemmes du cinéma d’auteur américain, les deux cinéphiles derrière A24 sont différents de certains de leurs homologues qui lorsqu’ils ne manquent  pas de professionnalisme (hum-hum Harvey Weinstein), sont beaucoup moins passionnés par le cinéma qu’eux. C’est de là que vient la fameuse marque de fabrique A24 selon les créateurs, ils ont crée cette société parce qu’ils aimaient « le cinema et les cinéastes », pas pour générer à tout prix du profit. Cette idée qui pourrait sembler un peu naïve à priori fonctionne pour eux, leur éthique de travail et leur désir de faire évoluer le cinéma vers un courant libéré des modèles stéréotypés imposés par les grands studios hollywoodiens depuis plusieurs décennies attire un grand nombre d’artistes.

Ils ont d’ailleurs plusieurs pensionnaires qui réalisent plusieurs de leurs films chez eux, on peut penser à Ti West à l’origine des films « X », « Pearl » et dont le prochain film « MaXXXine » sortira bientôt en salle. Un des nouveaux maîtres de l’horreur Ari Aster à qui on doit les très perturbants « Midsommar » et « Hereditary » et dont le prochain film « Beau is afraid » toujours produit par A24, met en scène le nouveau Joker de notre ère Joaquin Phoenix. Je n’ai énoncé que des réalisateurs, mais la parité est² bien là chez A24, ils soutiennent également de nouvelles voix du cinéma d’auteur indépendant féminin comme Greta Gerwing, Charlotte Wells et même la réalisatrice française Claire Denis.

Des créateurs loin de la célébrité

L’anonymat relatif des créateurs du studio par le grand public est une autre particularité qui permet au studio de briller. Dans un article sur la percée fulgurante d’A24, le magasine américain Vanity Fair avoue avoir bataillé longtemps avant d’obtenir des producteurs une entrevue. Ils ne souhaitent pas être sous les feux des projecteurs car pour eux les stars de leurs studios, ce sont leurs films et rien d’autre. Dans une industrie régie par le stars system, cette recherche de l’anonymat est intrigante, mais ce qui est certain c’est que leurs productions ne manquent pas de stars elles :  Des jeunes talents comme Saoirse Ronan, Florence Pugh ou Paul Mescal révélés dans « Lady Bird », « Midsommar » et « Aftersun » respectivement rejoignent le club des acteurs révérés comme Nicolas Cage, Joaquin Phoenix ou Tilda Swinton qui prennent part eux aussi à des films A24.

Enfin, A24 a su rentabiliser sa popularité en créant ou distribuant des contenus de qualité diverses, on parle de films mais ils sont aussi derrière de séries comme le phénomène « Euphoria » ou Beef qui est disponible sur Netflix depuis quelques jours. En 2018, la société a aussi crée son propre podcast où sont invité de prestigieux intervenants comme Martin Scorsese ou Michelle Yeoh la star de Everything everywhere all at once. En tant qu’élève en école de commerce, nous devons aussi leur reconnaître une stratégie marketing extrêmement bien pensée. Il existe toutes sorte de goodies à l’effigie de la marque devenue culte : casquette, t-shirt, livres illustrés, posters ou autres accessoires indispensables aux mordus de cinéma qui aiment le montrer comme des tote bags par exemple. Fidèles à leur habituelle singularité, la boutique d’A24 comprend aussi des objets plutôt originaux.

Une communication fraîche et efficace

Dès les années 2010, ils ont compris comment toucher les jeunes sur les réseaux avec des publications décalées et humoristiques se basant sur des références pop culture. Ils créent des memes, des faux comptes Tinder pour leur personnages et optent pour des teasers conceptuels plutôt que des bande-annonce onéreuses à diffuser à la télé. Ils savent aussi jouer sur la célébrité des stars qui jouent dans leurs films, par exemple pour Good Times avec Robert Pattinson, ils impriment sa tête sur des cartons de pizzas qu’ils distribuent dans les rues gratuitement… bizarre mais ça marche.

Pas autant que les blockbusters des grandes boîtes de l’époque qui brassent des millions et dépensent autant en campagnes marketing, mais les campagnes d’A24 marquent les esprits et visent un public bien précis : les adolescents et les jeunes adultes. Ils sont conscients que tout ne peut pas marcher et misent sur ce qui peut attirer du monde sans se priver de produire ou distribuer des films qui leur plaisent. Sur les 68 films de leur catalogue, seuls une dizaine sont connus du grand public, leur plus gros bide est un film qui a fait moins de 5000 euros de recettes mais leur plus gros succès a fait rentrer 70 millions dans les caisses… ça vaut donc le coup de prendre des risques pas vrai ?

A24 un nouveau modèle de success story ?

Pour conclure, A24 est une société qui est partie de rien mais qui a réussi à s’imposer sur la scène Hollywoodienne et gagner un oscar à peine 3 ans après sa création. Un record dans l’industrie, la société de Weinstein Miramax qui était le modèle de la réussite dans les années 1990-2000 a mis 20 ans avant d’avoir un film récompensé aux Oscars. Cette réussite est le résultat de la dévotion de ses créateurs qui ont su choisir leurs projets non pas comme des commerciaux qui jaugent la potentielle réussite d’un produit mais comme des auteurs qui sont touchés par une histoire originale. Ils n’ont pas mis de côté le volet commercial indispensable pour qu’une start-up prospère : marketing ciblé et films truffés de stars ou équipes reconnues dans le milieu.

C’est là que je mets de la distance avec ce conte de fées hollywoodien, A24 n’est pas devenue un succès seulement parce que des gens intelligents ont su choisir des bons projets, ce sont des gens qui connaissent le milieu et les codes à respecter pour s’élever rapidement. Les créateurs se sont rencontrés dans une boîte de production où ils travaillaient ensemble avant de partir solo pour  l’aventure entrepreneuriale.

A proximité de différentes institutions et acteurs du monde de la culture

Dernier détail important, bien qu’ils soient à la tête d’un studio indépendant, ils ont pu se lancer pour créer leur société grâce à la donation généreuse d’une ancienne boîte de production où l’un des créateurs travaillaient : Guggenheim Partners. Donc dire qu’ils sont partis de rien et que n’importe qui avec le même rêve pourrait reproduire le même miracle est faux (aïe l’histoire a perdu un peu de ses paillettes je sais). Mais quand bien même, leurs parcours n’enlèvent rien à leur persévérance car même quand on connaît du monde et les codes, il faut de l’acharnement et de la chance pour parvenir à ne pas être juste un effet de mode et créer sa marque dans un environnement très compétitif.

Est-ce qu’ils vont révolutionner l’industrie cinématographique durablement ? En tout cas la reine des stars-up Apple parlait de racheter la société au nom d’autoroute en 2021 pour plusieurs millions, mais toujours pas d’annonces officielles pour le moment. Évidemment le studio a pris de la valeur et tout le monde cherche à posséder son identité schizophrène presque, qui allie parfaitement le tendance et l’étrangeté. Pour le reste, on ne peut faire que spéculer et espérer que leur présence sur le marché encourage plus de jeunes artistes aux visions moins conformistes de trouver des sanctuaires créatifs bienveillants et des publics partageant cette envie de voir autre chose que des films de super-héros au cinéma (même si les films de super-héros c’est très sympa aussi bien sûr).

Aliénor Malevergne

SOURCES :

Site officiel : https://a24films.com

Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/A24

Article de Vanity Fair France de mars 2019 écrit par Jockey Golberg intitulé A24, « La jeune société de distribution qui bouleverse le cinéma américain »  : https://www.vanityfair.fr/culture/ecrans/story/article-mag-a24-la-jeune-societe-de-distribution-qui-bouleverse-le-cinema-americain/5297

Article de journal Les Échos du 23 mars 2023 écrit par Marina Alcaraz intitulé « Les oscars remettent un coup de projecteurs sur le studio indépendant A24 » : https://www-lesechos-fr.audenciagroup.idm.oclc.org/tech-medias/medias/les-oscars-remettent-un-coup-de-projecteur-sur-le-studio-independant-a24-1914794