La Piscine de Roubaix

La Piscine de Roubaix – Musée d’art et d’industrie André Diligent

“Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.”

Ainsi Paul Valéry avouait-il son problème avec les musées dans son article du 4 avril 1923 au Gaulois. Il ajoute : “Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l’école…” Et si elles tenaient de la piscine ? Pourquoi, plutôt que de finir “sur le mur ou dans la vitrine”, les œuvres ne se logeraient pas au pied du grand bassin et même dans les vestiaires ?

Comme une réponse un siècle plus tard à l’intellectuel malicieux qu’était Paul Valéry, le musée d’art et d’industrie André Diligent à Roubaix est inauguré en octobre 2001 dans les Anciens Bains Municipaux, qui réinvestissaient eux-même l’ancienne usine textile Hannart] : le choix d’un lieu fort de son passé de révolution industrielle marque une ambition sociale tournée vers la démocratisation culturelle. Si Monsieur Valéry lui-même avait, quelques années après cette publication, préfacé le Musée de la Littérature, c’est bien parce qu’il avait entrevu dans l’institution hautaine du musée le dialogue potentiel qu’un tel instrument pourrait instaurer s’il était mis au service de toute la société. Observons ainsi la Piscine de Roubaix, outil façonné par et pour ses publics, pour comprendre l’importance d’une muséologie délicieuse. 

La Piscine, musée d’art et d’histoire à Roubaix (Nord – France) (photo by Camster2)

Les trois vies

Il nous faut d’abord planter le décor de cette éclosion. La métropole lilloise est labellisée Ville d’Art et d’Histoire en décembre 2000 pour son passé industriel, puis nommée Capitale européenne de la culture en 2004. Le projet Lille 3000 naît de cet élan de revalorisation du patrimoine industriel comme composante légitime de la culture occidentale. Embarquée dans cette dynamique, La Piscine devient le lieu de l’action sociale par excellence : de ses racines prolétaires à sa réaffectation hygiéniste en Bains Municipaux, elle constitue aujourd’hui le cœur culturel d’une ville en marge de la ville. 

Jouer sur cette marginalité urbaine impliquait de déjouer les codes de l’esthétique muséale classique : troquer le marbre pour de la brique, garder dans son écrin le “réfectoire des nageurs” au lieu d’y installer une brasserie plus distinguée, conserver la façade tout en faisant entrer le public par le jardinet — comble de l’inélégance. Tout autant de défis que s’est lancé l’architecte Jean-Paul Philippon dans sa proposition de “Construire un musée solidaire” : valoriser les vies antérieures d’un tel site permet d’insérer le musée, édifice habituellement perçu comme le royaume d’un temps perdu, dans la vie sociale et économique de sa cité. Le secrétaire général de l’Académie d’architecture n’en était pas à son galop d’essai : il avait notamment œuvré à la transformation de la gare d’Orsay en musée. 

Le premier architecte à réinvestir les lieux, Albert Baert, avait lui aussi pour la reconversion de l’usine textile en piscine municipale pensé à un lieu de partage et de rencontres, au sein d’une ville marquée par une forte fracture sociale. Réinterprétation néo-byzantine de l’abbaye cistercienne, le plan architectural dresse le grand bain à la place de La Chapelle abbatiale; des vitraux illustrant le soleil levant et le soleil couchant illuminent le lieu . Outre le jardin claustral au centre de l’édifice, le jeu figuratif du vitrail qui laisse passer les rayons du soleil et qui représente l’astre lui-même incarne une volonté de se réapproprier les éléments naturels et universels ; face à la simplicité d’un jardin ou à des vitraux figurant le cycle solaire, un prolétaire pouvait discuter avec un patron textile du temps qui passe. 

Pour une muséologie de l’émerveillement 

Bernard Deloche définit le muséal comme ce qui a trait au rapport spécifique qu’entretient un groupe d’individus à la réalité, fondé sur deux principes : la mise en marge de cette même réalité — concrètement ce qui sacralise l’objet en une œuvre ou un artefact et qui se traduit par l’écriteau Ne pas toucher — et la présentation du sensible. Insistons sur ce dernier point, qui abolit les “solitudes cirées” de notre écrivain désabusé : selon le muséologue, c’est bien la mobilisation de tous nos sens qui prévient l’objet que nous contemplons de toute abstraction autarcique et opaque entre nous deux. Or quoi de plus stimulant pour nos perceptions que la piscine ? Le chlore, le bruissement du flot, l’écho dans les douches nous ramènent à l’enfance et à cette expérience marquante — sinon traumatisante — du premier plongeon dans le grand bain. De fait, malgré son apparente incompatibilité avec la fonction de musée, cet univers régressif par excellence est en vérité des plus propices à la contemplation des reliques de nos sociétés que nous avons choisi d’ériger en collection. Et ce paradoxe que nous ressentons, de se trouver en ce lieu nostalgique abritant des œuvres encore inconnues, peut même nous ramener à nos propres souvenirs de piscine ; où dans le fond des sacs couvaient précieusement nos premières collections à nous — de billes, de bonbons, de cailloux brillants, de cartes à jouer, de mots secrets. Par ailleurs, tout du point de vue muséographique semble pensé pour avertir nos sens que ce lieu est sûr : depuis le petit sentier à l’entrée sobre, on entre dans un hall aux tons lumineux pour parcourir des salles aux lumières chaudes, au parquet ciré de bois couleur chocolat et habillées de nombreuses assises confortables. La majesté du bassin, repéré du coin de l’œil après avoir sillonné le dédale de l’exposition temporaire, n’est pas spectaculaire : il s’en dégage un certain apaisement, comme la quiétude d’un rêve auquel on ne songeait plus. 

Le musée, dans sa fonction primordiale et pourtant toujours contournée de médium, doit se percevoir comme un lieu interstitiel qui nous déshabille de nos conventions, de nos apparats et de nos mimiques sociales pour mobiliser l’intime. Susciter cette “minute enivrante” pour Milan Kundera où “l’âme remonte à la surface du corps, pareille à l’équipage qui s’élance du ventre du navire, envahit le pont, agite les bras vers le ciel et chante”] : c’est ce chant du cœur, fugace et ineffable que doit chercher le musée. La vraie question n’a jamais été d’attirer le plus de visiteurs possible dans une même pièce avec l’hameçon du spectaculaire et de l’insolite, ce défi dans lequel excellent les expositions Blockbusters qui nous appellent tous de la même façon sans nous désigner en particulier. La démocratisation de l’art ne passe plus par l’objet inerte, offert aux yeux et aux iPhones de tous : : elle tend plutôt à recréer un univers entier, pour éveiller la sensibilité que tout sujet couve sagement sous son indifférence. Par quel bout cela prend chaque visiteur n’est pas son affaire : le musée doit seulement s’assurer de ne pas être une simple case de cochée. Au-delà de divertir, d’éblouir et de prémâcher, le musée, sobrement, émerveille. 

Le musée, instrument dont se dote la société pour se comprendre 

Concentrons-nous maintenant sur un écrin de médiation : le musée-atelier du sculpteur Henri Bouchard (1875-1960), outil pédagogique inauguré en 2018 dans la nouvelle aile de La Piscine. L’atelier originel de l’artiste se trouvait 25 rue de l’Yvette à Paris ; pourquoi la collection se retrouve-telle alors dans cette ville de Roubaix, sans aucun lien avec le sculpteur Bouchard ? C’est parce que le Musée d’art et d’industrie André Diligent est un lieu choisi par défaut : le sculpteur ayant été affilié au nazisme, le refus de la Ville de Paris d’abriter cette collection a donné suite à de nombreuses péripéties. Après la fermeture du musée Henri Bouchard dans le XVIème arrondissement, le fonds de 1 296 sculptures, dessins et travaux préparatoires a été transféré à La Piscine. Cette dernière a fait le choix de respecter la volonté de l’artiste de reconstituer son atelier à l’identique ; on assiste ainsi à la réplique d’un lieu de création artistique : cette démarche signe à nouveau l’importance de recomposer l’environnement pour convoquer tous les sens chez le visiteur. Le comble, c’est donc que cette collection n’était pas voulue ; pourtant le musée est parvenu à faire de ces œuvres signées d’un artiste ayant desservi l’Histoire avant d’avoir servi l’art une expérience sensible et collective. Ce projet du hasard prouve combien une muséologie intelligente doit se saisir des questionnements sociétaux plutôt que de les censurer. Ainsi, lorsque Bernard Deloche parle de mise en marge de la réalité, il n’invoque absolument pas un apolitisme du musée : au contraire la marginalisation d’une œuvre telle qu’il l’entend implique une distance permettant l’autocritique de la société dans sa perception du réel — même, et presque surtout, de ses perceptions les plus sombres. 

En somme, la Piscine de Roubaix a su prendre à bras le corps toutes les grandes problématiques qui taraudent aujourd’hui les institutions muséales sans qu’elles daignent les confronter : la valorisation d’un patrimoine encore aujourd’hui déprécié, l’insertion urbaine et sociale, le rapport entre les composantes esthétiques du passé et les codes contemporains, la médiation et la considération des publics, la question du politique et de la mémoire… Nombreuses sont les réponses, toujours ouvertes, que ce lieu offre à qui veut bien l’entendre. Et à la fois, la piscine de Roubaix est un lieu à voir, à sentir l’odeur du chlore, à dévorer les mythiques gaufres Meert, à se cacher entre les cabines, à explorer dans tous ses recoins, à contempler tant d’œuvres que seule leur différence réunit… À ne pas traverser, en somme ; un lieu de délices. 

Emma Chauprade

Bibliographie 

Le musée virtuel — Bernard Deloche, 2001

L’insoutenable légèreté de l’être — Milan Kundera, 1984 trad. 1989

Object as Meaning — Susan Pearce (1990) 

L’amour de l’art — Pierre Bourdieu (1960)