Éclats de sel de Sylvie Germain : de l’art de retrouver le goût de la vie

Avez-vous déjà regardé autour de vous et ressenti qu’il vous fallait partir ? Dans son court roman Éclats de sel publié en 1996, Sylvie Germain met en scène le parcours de Ludvík M., un homme de retour dans une Prague dont il s’était exilé tant il la trouvait désenchantée et malade. Alors qu’il retourne dans la capitale Tchèque, l’étrangeté saisit son existence. Au fil de rencontres étranges, le thème mystérieux du sel fait périodiquement surface. Ludvík l’ignore encore, mais il entame un long chemin qui le mènera à retrouver le goût de la vie.

La fin d’un cycle

Après avoir quitté Prague, Ludvík est de retour. Une saveur amère teinte ses jours alors que l’homme se trouve à l’aube de la fin d’un cycle. Les spectres de deux évènements tragiques hantent sa vie. Le premier est celui de sa relation passée avec une certaine Esther, qu’il pensait à tort être son grand amour. Le deuxième est celui de la maladie qui touche Joachym Brum, son vieux maître, celui qu’il a tant admiré dans sa jeunesse et dont l’état de santé ne cesse de se dégrader.

Face au sentiment de se trouver à la fin d’une ère, à l’aube de la clôture d’un chapitre, d’une page de vie, Ludvík est désenchanté. L’auteur résume son état en ces mots : « Il n’avait plus en lui ni flamme ni élan, plus de capacité d’étonnement et de désir, rien qu’une curiosité demeurée vive, par disposition naturelle et habitude. » [1]. Ce constat d’impuissance, d’absence d’élan vital, est le cri d’alarme qui doit mettre ceux qui le ressentent en garde. En somme, c’est lorsque nous nous contentons de ne plus être que ce que nous sommes « par disposition naturelle » et par « habitude » que nous perdons l’enthousiasme de vivre.

En quête de sens dans une Prague malade, Ludvík a plus que jamais besoin de réinventer son monde. Le lecteur accompagne Ludvík dans sa recherche d’un nouveau rapport à la vie, d’une nouvelle façon d’être au monde et de percevoir le réel.  Dans la restructuration du réel, le sentiment d’absurdité n’est jamais loin et la perte de sens ne tarde pas à guetter Ludvík.  

Rencontres étranges et flirt avec l’absurde

Peut-être avez-vous déjà constaté qu’il arrive parfois que le réel perde son sens. Il suffit de répéter un mot quelques minutes pour s’en rendre compte et se retrouver face à une enveloppe sémantique superficielle et absurde. La substance du monde semble si fragile que de simples changements de vie peuvent suffire à nous faire perdre pied. Lorsque l’irréalité supplante le réel, deux possibilités s’offrent à nous : abdiquer et accepter l’absurde ou persévérer et renouveler son regard sur le monde qui nous entoure. Il est alors urgent de saisir ce vacillement existentiel pour recréer du sens et éviter de sombrer dans l’absurde.

C’est précisément ce sentiment d’irréalité qui saisit Ludvík depuis son retour à Prague. Au fil de sa progression, les rencontres étranges se multiplient. À la banque, dans les transports, au restaurant, à l’hôpital, Ludvík vit des scènes singulières. Les propos incohérents que lui tiennent parfois ses interlocuteurs et l’omniprésence de la thématique du sel teintent son existence d’un étrange sentiment d’absurde.

L’énigmatique motif du sel devient récurrent et surgit régulièrement dans la vie de Ludvík. Symbole ambivalent de pureté, de protection, mais aussi d’érosion et de corrosion, le sel est l’élément clé de ce récit. Composant invisible, c’est pourtant lui qui cristallisera le réel et révèlera tout le relief de sa saveur. C’est uniquement ce supplément d’âme, cet assaisonnement, qui permet à l’homme de trouver ou retrouver le goût de la vie.

La prose poétique comme outil pour donner du sens à un réel désenchanté

De la même manière que Ludvík tente de réinventer sa réalité en lui donnant du sens, l’auteur, Sylvie Germain, réinvente la langue avec sa prose. L’écriture poétique qui berce le roman au rythme de ses rimes crée un espace au sein duquel le lecteur prend le temps de s’immerger dans l’univers du récit.

Le poétique, c’est la distance. En rapprochant des éléments sémantiquement éloignés les uns des autres, Sylvie Germain fait surgir des images inédites tout au long de son roman. C’est par cette écriture surprenante que l’auteur émancipe à la fois son personnage Ludvík et le lecteur d’un réel insignifiant, en leur permettant de prendre du recul sur le réel, l’un à travers des scènes inédites, l’autre à travers un langage inouï.

Mais la prise de recul sur le réel, bien que pas de côté nécessaire pour redonner du sens à la vie, est également une posture risquée. L’absurdité kafkaïenne attend patiemment son entrée en scène tout au long de l’intrigue.  Malgré tout, la perte de sens se révèle nécessaire, et la réinvention de la langue apparaît comme le moyen de créer une nouvelle perception du monde pour redonner du sens à un réel désenchanté.

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Éclats de sel est un roman fin et brillant, dont l’intrigue vous emporte dans une poétique quête de sens. C’est un de ces romans dont le ruisseau narratif est irrigué de pépites d’or. Avis aux amateurs de fulgurances, réflexions métaphysiques et traits d’esprits, vous trouverez dans ces lignes nourriture d’esprit à votre goût !


[1] Germain, S. (1996). Éclats de sel. Gallimard, p.30. 

http://farum.it/publifarumv/n/03/bricco.php

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sylvie_Germain

https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070743605-eclats-de-sel-sylvie-germain/

Gladys Michel