Cinq ans après l’exposition de la Collection Chtchoukine en 2017, la Fondation Louis Vuitton à Paris expose la Collection Morozov, nouvelle rétrospectiveconsacrée aux grands collectionneurs russes du début du 20ème siècle. L’exposition qui a déjà attiré plus d’un million de visiteurs a décidé en accord avec le Musée de l’Ermitage, le Musée des Beaux-arts Pouchkine et la Galerie Trétiakov ses partenaires russes, de prolonger l’exposition jusqu’au 3 avril prochain.
Ainsi, pour la première fois depuis sa création, au début du XXème siècle, la Collection des frères Morozov sort de Russie. L’exposition réunit plus de 200 chefs-d’œuvre d’art moderne français et russe et retrace, à travers leur collection, la vie des frères russes Mikhaïl et Ivan Morozov.
Les frères Morozov et l’art de collectionner :
A l’origine de cette collection se trouvent deux frères : Mikhaïl et Ivan Morozov. En 1770, leur arrière-grand-père nait serf mais décide de créer un atelier de rubans de soie qui rencontre rapidement un grand succès si bien qu’en 1820 il rachète sa liberté et celle de sa famille. Les Morozov deviennent progressivement une riche famille d’industriels à la tête de plusieurs usines textiles en Russie. Ivan et son frère cadet Mikhaïl reçoivent donc une éducation artistique poussée notamment par leur mère Margarita qui leur transmet son goût pour le théâtre, la littérature et surtout son amour pour la peinture.
C’est Mikhaïl qui débute la collection en rassemblant d’abord des peintures de jeunes artistes russes puis des toiles impressionnistes, des paysages et des scènes de la vie parisienne. Le jeune collectionneur achète aussi beaucoup de nus ce qui est alors très mal perçu dans la société encore très puritaine mais illustre le courage de ses choix artistiques. Des peintres comme Manet, Corot, Monet, Toulouse-Lautrec, Degas, Bonnard, Denis, Gauguin ou encore Van Gogh rejoignent ainsi la collection. En 1903 lorsqu’il décède, sa collection compte 39 œuvres françaises et 44 œuvres russes.
Son frère Ivan reprend le projet avec pour ambition de constituer une collection d’art moderne français qui décorera son hôtel particulier de Moscou. Pour cela il voyage beaucoup à Paris où il se fait conseiller et rencontre de nombreux artistes parmi lesquels Picasso dont il est le premier collectionneur russe à acheter une toile. Ivan partage notamment sa passion pour l’art avec son ami Serguei Chtouchoukine, lui aussi un grand collectionneur russe. (cf. Exposition Chtouchoukine à la Fondation Louis Vuitton https://www.lvmh.fr/actualites-documents/actualites/chtchoukine-fondation-louis-vuitton/)
En 1918, la collection des frères Morozov compte 240 œuvres d’art français et 430 œuvres russes. Mais lors de la révolution Russe, Lénine confisque et nationalise cette collection qui sera alors dispersée dans divers musées du pays et certaines toiles considérées comme « dégénérées » seront cachées en Sibérie pour échapper à leur destruction. Lors de la Guerre Froide l’actrice et collectionneuse américaine Beverly Whitney Kean réalise plusieurs voyages en Union soviétique et parvient progressivement à reconstituer cette collection.
Une ode à la couleur et au voyage
L’exposition de la Fondation Louis Vuitton reconstitue cette incroyable saga de la dynastie Morozov et l’histoire de leur collection. L’exposition débute avec une salle remplie de portraits de la famille Morozov et le récit de leur histoire ; puis le visiteur découvre et peut apprécier, pour la première fois hors de Russie, des chefs-d’œuvre de l’art français (Matisse, Bonnard, Picasso, Gauguin, Van Gogh, Degas, Monet, Renoir, Denis, Cézanne…) mais aussi de l’avant-garde russe (Chagall, Malevitch, Repine, Larionov, Serov…).
La caractéristique principale de l’exposition serait selon moi la profusion de toiles colorées et la prédominance de sujets de paysages. La couleur est en effet au cœur de cette collection avec notamment des peintures fauves ou nabis (les mouvements postimpressionnistes axaient leurs recherches sur la couleur) ou encore des peintures peu connues de Van Gogh aux couleurs éclatantes comme Café de Nuit datant de 1888. Quant aux peintures de paysages, cette exposition fait voyager le visiteur tantôt à Tahiti avec Gauguin (Matamoe peint en 1892), tantôt au Maroc avec Matisse (Le Triptyque Marocain dont Zorah sur la terrasse peint en 1912).
Focus sur un chef d’œuvre de la collection
Cette magnifique exposition qui s’étend sur 4 étages et occupe 11 galeries se clôture avec une salle reconstituant le « Salon de musique » de l’hôtel particulier moscovite d’Ivan Morozov. Ce dernier est constitué d’un ensemble décoratif monumental de 7 panneaux commandés en 1907 à Maurice Denis par le collectionneur sur le thème de l’Histoire de Psyché et de 4 sculptures de Aristide Maillol. Cette reconstitution dans le bâtiment de Franck Ghery est présentée pour la première et seule fois hors du musée de l’Ermitage en Russie. La composition fait replonger le visiteur dans l’Antiquité avec son sujet tiré des Métamorphoses, mais avec le style unique et doux et la palette pastel de Maurice Denis.
Ainsi cette exposition à la Fondation Louis Vuitton, visible encore un mois,est l’occasion pour le visiteur de découvrir et d’admirer ces « icônes de l’art moderne » : artistes russes trop peu connus en France mais surtout chefs d’œuvres de la peinture française du XXème exposés pour la première fois en France.
A l’heure où l’invasion russe en Ukraine se poursuit, l’avenir de ces œuvres pose problème et inquiète. Alors que les pays européens multiplient les sanctions contre la Russie, la question de la saisie des œuvres voire même de les gager pour soutenir l’effort humanitaire ou acheter des armes aux ukrainiens émerge. Toutefois selon l’avocat Olivier de Baecque, spécialiste en droit de l’art « l’État français ne peut placer sous séquestre ces toiles, pastels et sculptures car ils relèvent d’institutions publiques étrangères (cf. Loi du 10 août 1994) ».
Roxane Bouthéon
Sources :
- Catalogue de l’exposition La Collection Morozov : Icônes de l’Art Moderne, Gallimard, 2021
- Les frères Morozov par Natalia Semenova, Solin Editions, 2021
- Site de la Fondation Louis Vuitton