Dans cet article, Jean-Guillaume, élève de la majeure, nous expose les enjeux de l’appropriation culturelle en adoptant diverses postures : celle du manager, du metteur en scène ou encore du médiateur culturel.
Printemps 2018 : Ariane Mnouchkine, grand nom du théâtre français, présente sa nouvelle co-production au Québec : Kanata. Un spectacle sur l’histoire des populations autochtones. Un cri monte rapidement d’un petit groupe de personnalités parlant au nom des Premières nations : on reproche à la pièce l’absence d’acteurs amérindiens, on critique un scénario rempli de clichés. Un financeur prend peur, on annule.
Montrer à quel point il est absurde de condamner Ariane Mnouchkine prendrait plusieurs pages. Il suffit de regarder sa carrière, ses grandes victoires et ses petits triomphes.
Non, posons-nous plutôt la question de notre point de vue de manager. Imaginons une grande table ronde…
Que dit tout d’abord le directeur de la salle ?
* Il y a l’argument pragmatique : n’importe quelle production d’Ariane Mnouchkine nous garantit une salle comble et un coup de pub du tonnerre.
* Il y a l’argument de la prudence : nous pourrions être désavoués par un public très critique, même à l’égard des spectacles qu’il ne va pas voir. Vilipendés par les milieux artistiques qui forment notre réseau professionnel, ruinés médiatiquement par des militants enflammés à notre porte.
Le metteur en scène hoche la tête, il renchérit :
* Il y a l’argument de la générosité : il importe de raconter les malheurs de peuples qui n’en finissent pas de souffrir.
* Il y a l’argument de la justice : ces peuples en ont assez que d’autres racontent leur histoire. En effet, si l’on s’essaye à rendre justice à l’amérindien après lui avoir prêté tous les vices, ne continue-t-on pas cependant de parler à sa place ?
Grattant son crâne fatigué, le médiateur culturel rebondit :
* Si nous nous justifions en faisant des spectacles « engagés », nous finirons par donner vie au cliché de l’artiste prétentieux qui lasse les foules : des égoïstes hypocrites courant de barricade en barricade pour y répéter le même discours. Les vrais engagements sont ceux qui se vivent dans la sobriété.
* Mais si nous tenions à laisser les minorités parler des minorités, la diversité finirait par n’être qu’une case à cocher sur un cahier des charges. Un spectacle sur la condition indienne ? Mettons un acteur typé : le militant sera fier de payer sa place plein tarif. Ce n’est pas pour ça que nous faisons ce métier !
Le directeur marketing prend alors la parole :
* Il y a la majorité silencieuse : ce public qui a humblement à cœur de se laisser émerveiller par la beauté d’une œuvre, et qui se moque bien de savoir quelle part en vient d’un récit antérieur.
* Mais il y a une minorité militante, consommatrice régulière de spectacle vivant qui voudra en découdre. Par les réseaux sociaux et des médias avides de clickbaiting, ils feront passer notre salle pour une annexe du klu klux klan. Ils mobiliseront les militants et effrayeront ceux qui ne le sont pas. Ils sont le cœur de notre public, nous ne pouvons pas nous permettre de les perdre !
Et si par hasard, un historien était également assis à cette table, à quoi songerait-il ?
Certainement que ce n’est qu’en intériorisant des éléments étrangers qu’une culture entretient sa fécondité. C’est un signe d’intelligence : Homère reprend pour les Grecs les mythes des mycéniens, les européens adoptent le thé des Chinois… Il y a tant d’exemples à invoquer !
Mais peux être songerait-il également que l’appropriation culturelle est la conclusion d’un processus historique cruel. Un : on combat le sauvage, on le charge donc de tous les maux imaginables pour justifier son anéantissement. Deux : on domine le sauvage, on écrase alors en lui toute manifestation d’une culture jugée inférieure. Trois : inoffensif et brisé, ce qui dégoutait chez lui car dangereux devient fascinant car exotique. On reprend son vêtement, sa musique… Il y a du mépris dans cette admiration.
Enfonçant alors la porte alors qu’on ne les attendait pas, deux politiciens se bousculent pour répondre !
* L’un éructe une liste impressionnante de noms en « phobe », accusant l’équipe du théâtre d’être les complices d’une obscure conspiration occidentale si la pièce est jouée.
* L’autre, sur un ton de prophète de l’apocalypse, prédit un monde gouverné par des lesbiennes en burqa enseignant une conjugaison non genrée à une population abâtardie si elle ne l’est pas.
La réunion s’achève dans la confusion.
Mais la question demeure ouverte : comment, quand on est animé des meilleures attentions, apprendre d’une culture sans lui faire insulte ? Le débat nous vient d’Amérique ; l’Histoire et l’état de notre société nous permet de l’aborder avec moins de passion. Mais demain se prépare aujourd’hui. Et il n’est pas impossible que la question de l’auto-censure s’impose bientôt aux managers du spectacle vivant.