Les ports francs, plaques tournantes du marché de l’art

Les Ports francs ou « Freeport » sont des refuges ultra sécurisés qui abritent parmi les plus beaux trésors de l’humanité tout en assurant la richesse des collectionneurs.

Ces entrepôts utilisés à des fins de stockage temporaire de marchandises depuis des siècles sont  ainsi devenus un maillon essentiel d’un marché de l’art en pleine explosion. Cette réussite éclatante n’est toutefois pas sans soulever des interrogations sur la transparence et la légitimité de ces structures.Formidables et précieux pour certains, opaques et dangereux pour d’autres, ces lieux déchainent les passions et sont souvent au coeur des scandales financiers mondiaux.

Le « plus grand musée du monde »

À Genève, la majorité des grands chefs d’œuvres ne sont pas accrochés aux murs des musées mais rangés par milliers à l’écart du centre-ville. En effet, c’est ici, non loin du Rhône que se trouvent les bâtiments des Ports Francs et Entrepôts de Genève, formant un gigantesque labyrinthe sur plus de cent quarante mille mètres carrés.

Derrière une façade sans grande apparence se cache selon certaines estimations plus d’un million deux cent mille œuvres d’art. Elles dorment paisiblement dans ces espaces loués à l’année entre deux cents et sept cents euros le mètre carré, à en faire rougir les réserves des plus grands musées du monde. Picasso, Warhol, Soulages, aucun des grands noms de la peinture ne semble absent de ce lieu étonnant et unique jusque dans sa fiscalité : ici les marchandises transitent sans être soumises au droit de douanes dans l’attente d’une destination ultérieure.

Un système ancien

Aujourd’hui au cœur des échanges artistiques mondiaux, les ports francs ne se destinaient pourtant pas à côtoyer aquarelles, marbres et gouaches. Si le concept légal de port franc est une invention relativement récente, le principe d’une zone libre de taxes permettant de limiter les frais de douanes et de favoriser les échanges peut être retrouvé dès l’Antiquité, à l’image de l’île de Delos véritable nœud des échanges autour de la Méditerranée.

Plutôt que d’être taxées deux fois, à l’arrivée dans le port de transit et à l’arrivée dans le port de destination, les marchandises sont considérées comme hors du territoire car ne restant que pour un temps limité. Les ports francs sont présents tout autour du monde, sur tous les continents et connaissent une forte expansion, notamment en Asie.

Un modèle détourné

Le développement progressif depuis plusieurs décennies d’une considération de l’art comme simple actif financier s’est accompagné d’une augmentation exponentielle des échanges et des prix sur le marché de l’art. La valeur globale du marché de l’art ayant atteint plus de soixante-quatre milliards de dollars en 2019.

Le fonctionnement des ports francs est alors apparu comme une aubaine pour l’ensemble des professions associées. Ces espaces ultra-sécurisés, exempts de taxation ont vu leur fonction de stockage à court-terme évoluer vers une conservation dans la durée des marchandises et sont passés de simples ilos à grain à réserves artistiques mondiales.

Puisque l’intérêt réside dans la seule possession de l’œuvre, sa présence au fond d’un entrepôt pour parfois plusieurs années ne pose aucun problème à son propriétaire. Il est fréquent qu’une œuvre change de mains tout en restant au sein du port franc dans l’attente d’une prise de valeur, seul le dernier acheteur (qui sortira l’œuvre de son entrepôt) sera soumis à fiscalité.

Un véritable écosystème

Afin d’attirer et de satisfaire leurs clients, les ports francs ont développé tout un arsenal de services. Au-delà d’un nécessaire investissement dans la sécurité et dans la création de conditions optimales de stockage (température, lumière, etc…), y travaillent restaurateurs d’art, photographes, encadreurs, ateliers d’experts scientifiques afin de prendre soin et de mettre en valeur les œuvres stockées.

Certains ports francs, à l’image des Ports Francs et Entrepôts de Genève se muent en galerie d’art, showroom, salles d’enchères, musées privés. C’est tout une vie dissimulée qui grouille derrière les murs de ces chambres fortes. Experts et richissimes collectionneurs se rencontrent dans l’intimité des ports francs pour servir leurs intérêts. Une œuvre ayant besoin d’être exposée pour prendre de la valeur, l’organisation d’expositions au sein même des lieux de stockage permet de gonfler le prix de celle-ci sans la soumettre à taxation.

Une opacité problématique

Le fonctionnement même des ports francs et les zones d’ombres laissées volontairement sur leurs activités induisent un risque de malversations et d’activités criminelles. Ils sont régulièrement au cœur de scandales financiers à l’image de l’affaire opposant Yves Bouvier à l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev au sujet de plusieurs transactions d’un montant total de deux milliards de dollars.

En fonction des ports francs, l’identité des propriétaires des œuvres n’est pas forcément nécessaire, et lorsque c’est le cas ce sont souvent des prête-noms ou des sociétés écrans qui prennent en charge les formalités administratives. Il en va de même pour les inventaires qui sont rarement exhaustifs et laissent libre cours aux fraudes et trafics en tout genre.

Ainsi, il y a quelques années, les ports francs ont été pointés du doigt par le gouvernement français comme favorisant la vente des œuvres d’art volées et pillées notamment au Moyen-Orient, facilitant par là le financement d’organisations terroristes comme l’État Islamique.

L’avenir du marché de l’art

La multiplication des scandales et des remontrances des pouvoirs publics a poussé certains ports francs à mener des réformes en interne. L’objectif est de renforcer le contrôle d’identité des utilisateurs et d’affiner le recensement des œuvres stockées au sein de leurs locaux. Ces initiatives vont dans le bon sens mais sont pour certains de simples paroles. La plupart des spécialistes regrette une insuffisance de moyens et d’ambition.

Enfin, avec la pandémie de covid-19, les ventes en ligne d’œuvres d’art et d’antiquités ont atteint le montant record de 12,4 milliards de dollars, doublant leur valeur par rapport à l’année précédente et représentent une part record de 25 % de la valeur du marché de l’art. Cette nouvelle tendance, si elle se confirme, mènera peut-être au déplacement de la spéculation vers les plateformes de vente de NFT (Non-Fongible Token) telles que ArtPrime ou OpenSea qui feraient ainsi figurent de « Ports Francs virtuels ».

Valentin Bertrand

Sources:

https://geneva-freeports.ch/service/prestations-complementaires/

https://d2u3kfwd92fzu7.cloudfront.net/The-Art-Market_2021.pdf

https://fr.wikipedia.org/wiki/Port_franc

https://www.lemonde.fr/culture/article/2013/01/29/a-singapour-et-a-geneve-le-business-des-ports-francs_1823968_3246.html

https://www.lefigaro.fr/flash-eco/2016/10/06/97002-20161006FILWWW00376-finances-du-terrorisme-la-france-cible-les-ports-francs.php

https://www.moneta.ch/oevres-d-art-en-port-franc

https://www.gazette-drouot.com/article/pourquoi-l-art-et-les-ports-francs-font-ils-bon-menage%25C2%25A0%253F/7183

https://www.swissinfo.ch/fre/culture/entrepôts-de-luxe_les-ports-francs–un-carrefour-du-marché-de-l-art/33124616