« À la fin de l’envoi, je touche ! »

Lorsqu’Edmond Rostand entame la rédaction de Cyrano de Bergerac en 1896, la pièce a tout pour être un échec : le drame romantique est passé de mode au profit des vaudevilles (Georges Feydeau est alors au sommet de sa gloire), les alexandrins sont d’un autre âge, et plus personne ne souhaite assister à une autre interminable pièce en cinq actes. Et pourtant, dès le soir de la première représentation, le 27 décembre 1897, la pièce est un triomphe, et elle reste jusqu’à nos jours l’œuvre théâtrale la plus représentée en France.

Pourquoi donc un tel succès me demanderez-vous ?

Cyrano, un inconnu devenu célèbre

Savinien de Cyrano de Bergerac n’est à l’origine pas un personnage fictif, mais un gentilhomme et écrivain français né à Paris en 1619,  et dont l’œuvre la plus importante, Les Etats et empires de la lune et du soleil, est considérée comme l’un des premiers romans de science-fiction. Il est libertin, bretteur et vif d’esprit. Il n’en faut pas plus à Edmond Rostand qui se saisit du véritable Sir de Bergerac pour le transformer en Cyrano. S’il lui emprunte quelques caractéristiques, il étoffe son héros : celui-ci sera gascon, et fier de l’être, et non parisien, bretteur certes, mais aussi poète au grand cœur, et il a ce défaut tant haït Cyrano, qui pourtant fait de lui l’un des personnages les plus connus du théâtre français : un nez démesurément grand. 

Cyrano est sincère, bouleversant, il parle avec le cœur et n’agit que par convictions, quand bien même cela le dessert. Il se trouve laid, mais il est fier et n’hésite pas à défendre son honneur quand un importun pousse la rhétorique un peu trop loin. Il bataille et riposte à tout va, mais son âme se trouble lorsqu’il aperçoit l’aimée de son cœur. Et c’est cette dualité qui fait de Cyrano un personnage que tous au fil du temps trouvent attachant, pathétique mais sublime dans sa misère, brillant par son esprit et généreux dans ses actes. Tout est réuni pour concevoir le héros plein de superbe dont Edmond Rostand rêve tant.

Benoît-Constant Coquelin, en Cyrano de Bergerac, à la première de la pièce.
L’ILLUSTRATION, 8 janvier 1898

Amour et mise en scène

Faisons maintenant place à l’histoire. Cyrano est amoureux de sa cousine Roxane, belle et vive jeune fille, qui a également attiré l’attention de Christian, jeune noble venu à Paris pour s’engager dans l’armée. Or, contrairement à Cyrano, Christian a le visage d’un Apollon. L’esprit cependant lui fait défaut. L’affaire est conclue : Cyrano écrira des lettres à Roxane en se faisant passer pour Christian, puisqu’il a les mots et Christian la beauté. Le triangle amoureux se met en place, l’intrigue se déroule, Roxane n’est au courant de rien. Mais lorsque survient la mort de Christian lors d’une héroïque bataille, Cyrano se promet de ne rien révéler, jusqu’à briser ce sublime silence et faire ses aveux à Roxane dans le dernier acte. Aujourd’hui comme en 1897, les amours contrariées captivent le public avide de voir se dérouler sous ses yeux fascinés le drame d’une passion impossible. 

Mais Edmond Rostand ne nous laisse pas nous plonger dans le tragique, et réussit le tour de force de mêler humour et drame, rire et larmes. Il rassemble la comédie, genre alors en vogue, en introduisant des personnages facétieux, et la mâtine de tragédie (la pièce est en cinq actes et présente une unité d’action) et de drame romantique (l’amour est au centre de l’histoire). De plus, Cyrano n’est pas seul sur scène, il est entouré de ses amis : Le Bret, Ragueneau, le capitaine de son régiment, et même Christian, et tous sont entrainés dans un formidable tourbillon d’émotions et de rires, tant et si bien que la foule de spectateurs se laisse emporter, elle aussi, dans les tribulations de Cyrano et ses compagnons. Plus d’une cinquantaine de personnages se croisent sur scène. Les décors, qui varient d’un acte à l’autre, sont grandioses, et la pièce comporte même une scène de bataille. Le brassage des genres et la richesse de la mise en scène ont su séduire le public et le séduit encore de nos jours. Parmi les mises en scène remarquables, on citera notamment celles de Denis Podalydès en 2013, avec Michel Vuillermoz de la Comédie Française dans le rôle-titre, qui se démarque par une interprétation poignante alliant héroïsme et sensibilité avec brio.

Une langue flamboyante 

Un héros prodigieux, une intrigue brillante et les tourments des cœurs exposés sur scène, tout cela ne serait à vrai dire que peu de choses, sans la langue admirable dans laquelle est écrite la pièce. Edmond Rostand a fait le pari d’écrire en alexandrins, et l’on ne peut désormais que saluer ce choix audacieux. Parmi les quelques 1600 vers prononcés par Cyrano (sur les 2600 que compte la pièce), certains sont restés gravés dans les esprits et font partie désormais de la culture populaire comme du patrimoine littéraire française. La Tirade du Nez est devenue un extrait d’anthologie, avec son fameux « C’est un cap !… Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! ». Le verbe est haut en couleur, les répliques oscillent entre registre familier et soutenu. Mais surtout, c’est une langue qui parle au public, qui va droit au cœur des spectateurs, sans détours, malgré les alexandrins, qui n’alourdissent pas le propos mais au contraire l’élèvent. Depuis sa création, les mots de Cyrano ont démontré leur justesse et leur intelligibilité, génération après génération.

L’héritage impérissable de Cyrano

Cyrano de Bergerac s’est établi comme chef d’œuvre du théâtre français dès sa première représentation (Edmond Rostand a reçu la Légion d’honneur quelques jours après), et continue de faire battre les cœurs en restant la pièce la plus jouée en France. La rumeur court qu’il ne se passe pas un seul soir où elle n’est pas jouée quelque part dans le monde. 

Cette pièce et son héros sont devenus, depuis l’instant où j’ai eu terminée d’en lire les derniers vers, mon œuvre favorite. Ce gentilhomme flamboyant et émouvant, qui lutte pour atteindre son impossible idéal et érige l’amour pur et la liberté en étendards, nous transmet le courage d’être nous-mêmes. J’invite chacun à se plonger dans la poésie d’Edmond Rostand et à emprunter à Cyrano un peu de son panache.

Sophie Foucault

Sources:

https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyrano_de_Bergerac_%28Rostand%29