Les Nuits Sonores de Lyon : vingt ans de musique, de culture et d’innovation

Festival de musique électronique incontournable de la ville de Lyon, les Nuits Sonores fêtent ses 20 ans cette année et prévoient une édition spectaculaire. Organisé du 17 au 21 mai pendant le Pont de l’Ascension, le festival réunit plus de deux cents artistes sur 5 jours et 5 nuits. Open air, DJ sets, ateliers créatifs et artistiques sont au rendez-vous dans plus de 40 lieux emblématiques de la Capitale des Gaules. Nous retrouvons cette année les pionniers Laurent Garnier, Ellen Allien ou encore The blessed Madonna mais aussi des artistes de la scène émergente comme les lyonnais Umwelt ou Vel. Une programmation variée au rythme de la musique électronique, techno, funk, pop, folk, rock, drum and bass et rap.

Retour sur « 20 ans sans dormir »

Avec pour ambition de créer le premier festival de musique électronique dans la ville de Lyon, l’association Arty Farty a fondé les Nuits Sonores en mai 2003. La volonté de Vincent Carry, directeur général, est de promouvoir la création, l’innovation et la culture en développant une scène électronique de renom inscrite dans le patrimoine lyonnais. Avec le soutien de la mairie de Lyon, le festival s’est installé dans les principaux clubs et salles de concerts de la ville tels que le Sucre, le Transbordeur ou la Halle Tony Garnier, mais également dans les friches industrielles, les musées, les galeries d’arts ou les parcs. Chaque année, les Nuits Sonores occupent l’ensemble du territoire lyonnais sur un rayon de 30 kilomètres pour créer une effervescence urbaine. Ce festival est le seul en France à outrepasser les murs en s’inscrivant autant dans l’espace public avec un programme de manifestation culturelle destiné à tous les âges.

La première édition des Nuits Sonores a été un succès avec 15 000 festivaliers réunis autour de la musique électronique. Le concept de festival mêlant artistes émergents et internationaux se produisant dans des lieux inédits fonctionne. D’après Vincent Carry, la ville de Lyon « est à la bonne taille, son centre, relativement petit, permet d’être très facilement mobile ». L’année suivante, c’est 30 000 participants qui se sont donnés rendez-vous pour la deuxième édition. Avec des artistes tels que Carl Craig, Derrick May, Agoria ou encore Josh Wing, le festival a vu les choses en grand pour permettre à Lyon de devenir une destination incontournable du Pont de l’Ascension. De nouveaux lieux sont investis chaque année, tout en faisant preuve d’imagination avec l’installation de la scène principale au marché gare dans le quartier de Perrache ou en installant de petites scènes à la piscine municipale du Rhône. En proposant une offre musicale contemporaine avant-gardiste et équilibrée avec environ 150 artistes chaque année, le festival rayonne davantage à l’échelle nationale et internationale pour atteindre les 143 000 festivaliers en 2018. En 20 ans, les Nuits Sonores sont devenues la référence de festival urbain de musique électronique à plusieurs échelles.

Cinq jours et cinq nuits de festival

Que vous soyez une famille avec enfants, un jeune fêtard ou un amateur de culture, il y en a pour tous les goûts ! Les Nuits Sonores c’est d’abord 4 nuits de concerts et DJ sets de 22h00 à 6h00 du matin avec une soirée closing le dimanche. Ces nuits se déroulent sur plusieurs lieux comme les anciennes usines Brossettes ou le quartier Confluence. En 2011, les NS Days se sont ajoutés au programme : les concerts se déroulent aussi la journée de 16h00 à 23h00. Il faut compter environ 35,00€ la place pour participer à une journée ou une soirée avec la possibilité de se déplacer entre les lieux pendant l’événement.

Chaque année, un concert spécial est prévu dans l’objectif de présenter un artiste influent de la musique électronique. Des noms comme Kamasi Washington, Krafter 3D et le groupe AIR se sont produits à l’occasion de ce concert.

Pendant les 5 jours, des « apéros sonores » sont organisés dans l’espace public et accessibles gratuitement. Enceintes et platines sont installées dans les rues voire dans des établissements publics pour faire vibrer la ville autour de mélodies électroniques. Même les enfants sont conviés au festival pour participer aux Mini Sonores avec des jeux musicaux et artistiques tels que des stands de dessins, paillettes et maquillages ou des cours de DJ.

Pour les plus aventureux, la programmation prévoit un circuit proposant plusieurs étapes au cours des NS Days et des nuits afin d’explorer un maximum d’espaces. En parallèle des festivités ont lieu les NS Lab. Les professionnels du monde de la culture peuvent échanger au cours d’un programme de conférences et d’ateliers gratuits. Par ses nombreuses activités culturelles diverses et variées, les Nuits Sonores sont un modèle d’innovation en termes d’idées et de projets pour s’inscrire durablement dans l’esprit des festivaliers.

Un 20ème anniversaire digne de ce nom

Pour souffler sa 20ème bougie, les Nuits Sonores ont préparé un programme grandiose. Plus de 100 événements sont organisés dans toute la ville avec l’intention de créer « un pont entre le passé et le présent, avec tous les souvenirs qui ont été construits, mais aussi de regarder vers le futur », commente le directeur artistique Pierre Zeimet.

Les 4 journées NS Days se dérouleront dans 4 lieux emblématiques de Lyon : la Salle 1930, l’Esplanade, le Sucre et le Azar Club. Sur le plan artistique, nous retrouverons l’illustre de la scène électro Maceo Plex, le nouveau duo rap Winnterzuko & Realo, le norvégien Todd Terje avec son célèbre titre Inspector Norse, le duo festif Camion Bazar et la célèbre Ellen Allien, présente lors de la première édition du festival.

Les 4 nuits se tiendront dans les anciennes usines Fagor Brandt, dans le célèbre club rooftop le Sucre et dans H7, le nouveau lieu de la French Tech lyonnaise et son food court de 900m2. Au programme, le célèbre groupe allemand Moderat, des DJ internationaux de la scène techno comme Marcel Dettman et Anetha, des artistes aux sonorités électro House avec The Blessed Madonna ou Partiboi69 et bien d’autres…

En concert spécial, le musicien canadien Chilly Gonzales proposera un show hors du commun dans l’Auditorium de Lyon. Découvert lors de l’édition de 2019, ses solos de piano endiablés sont connus dans le monde entier avec ses réinterprétations des plus grands tubes.

Les apéros sonores (public domaine) sont de retours pour cette 20ème édition. Des DJ sets seront présents sur la Place Guichard, à la salle de concert Transbordeur et au Gros Caillou dans le quartier de la Croix Rousse. Nous retrouvons également les Mini Sonores et les NS Lab avec un panel d’activités à découvrir sur le site https://nuits-sonores.com/programmation/.

L’association Arty Farty invite de nouveau le fidèle Laurent Garnier à la Sucrière pour clôturer cet anniversaire. Avec une programmation tenue encore secrète, les Nuits Sonores prévoient quatre scènes pour terminer en beauté ces 5 jours de festivals. A savoir, les Nuits 1 et 3 aux Usines Fagor Brandt et l’événement de closing sont déjà sold out.

Nathan OLIVIERI

Liens utiles :

https://nuits-sonores.com/

https://shotgun.live/fr/venues/nuits-sonores

Sources :

https://nuits-sonores.com/edito/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nuits_sonores

https://www.millenaire3.com/dossiers/1998-2010/emergences-culturelles/Le-festival-des-Nuits-Sonores-a-Lyon

https://tribunedelyon.fr/culture/nuits-sonores-la-fabuleuse-histoire/

https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/electro/laurent-garnier-chilly-gonzales-darkside-la-20e-edition-des-nuits-sonores-de-lyon-s-annonce-eclectique-et-festive_5622455.html

Nathan OLIVIERI

L’éclairage muséal : le rôle ambigu de la lumière

L’éclairage est au musée ce que décor est au théâtre : un moyen, absolument nécessaire, de mettre en avant une œuvre. Mais comme le décor l’est au théâtre, le rôle de l’éclairage muséal semble, par bien des aspects, ambigu. 

En effet, le but premier de l’éclairage étant d’éclairer, de projeter de la lumière, artificiellement et est donc un média de la présentation et de la représentation. Cependant, sont aujourd’hui connus les effets néfastes de l’éclairage naturel et artificiel sur un grand nombre de matériaux composant les œuvres d’art. Ainsi, l’éclairage met-il en valeur ou détériore-t-il les objets sur lesquels il est projeté ?

De plus, les musées qui abritent les œuvres d’art sont parfois eux-mêmes de véritables chefs-d’œuvre d’architecture et de grands porteurs d’histoire. Dans ce cas, le rôle de l’éclairage est-il de créer une synergie entre le bâtiment et les œuvres qu’il recueille ? Son rôle est-il d’effacer le contenant au profit de son contenu ? Son rôle est-il de simplement mettre en avant l’un et l’autre ? 

Enfin, tout comme le décor d’une pièce de théâtre, l’éclairage muséal, dont le but premier est d’éclairer des œuvres d’art, ne se retrouve-t-il pas parfois comme œuvre d’art. En effet, l’utilisation de la lumière n’est-elle pas un moyen d’expression, et, est donc, en ce sens, une œuvre en soi ?

Maison de vente aux enchères Sotheby’s, Londres

Qu’est-ce que l’éclairage muséal et quelle est son histoire ?

Comme mentionné précédemment, l’éclairage est une manière, une action d’éclairer artificiellement. L’éclairage muséographique ou muséal est, lui, une typologie d’éclairage d’intérieur pour la représentation d’objets dans un lieu muséal ou d’exposition type musée, galerie, showroom, etc. Ainsi, la lumière est utilisée comme moyen de mettre en valeur les œuvres exposés. 

Mais la lumière peut aussi faire office de signalétique dans les expositions. En effet, il arrive que les parcours soient indiqués par des chemins jalonnés de lumières au sol ou au mur. On peut également observer des mises à distance qui se font à l’aide d’éclairage au sol – ce qui fût notamment le cas dans l’exposition GOLD, les ors d’Yves Saint Laurent dans l’atelier du couturier. Les spots peuvent aussi être utilisés pour signifier une origine différente des objets – dans l’exposition Le design pour tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure française, les objets provenant de Monoprix étaient reconnaissables à la raie lumineuse rose au-dessus d’eux. 

Exposition Le Design pour Tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure française – Photo de France Info



Cette prise en compte des différents usages de l’éclairage au sein du musée est relativement récente. En effet, c’est grâce à la popularisation de la culture, après la seconde guerre mondiale, que les lieux culturels ont bénéficié d’une plus grande affluence. Ce faisant, une modernisation des musées couplée à un travail colossal de valorisation des collections afin de rendre le contenu le plus accessible possible au public, furent nécessaires. 

Pourtant, l’éclairage avait déjà depuis longtemps acquis une place importante au théâtre, au sein de l’élaboration de la mise en scène par ses effets, sa dynamique et ses accentuations. Il est conçu comme un moyen d’expression pour le metteur en scène. La consécration de cet art est incarnée par la scénographie faite par Richard Peduzzi pour la pièce L’éveil du printemps, mis en scène par Clément Hervieu-Léger : dans cet unique décor, le scénographe nous immerge dans la rue, dans une salle d’étude, dans une cour entre les immeubles, dans un climat doux comme dans un froid hivernal. La lumière peut, dans un unique décor, définir les différentes ambiances et le temps qui passe. Et cette prise en compte de l’importance de l’éclairage au théâtre a permis d’étendre cette connaissance à d’autres secteurs comme les musées. 

L’éveil du printemps – Photo de Frank Wedekind


Pourtant, d’une mauvaise utilisation de l’éclairage muséographique peut résulter un inconfort une mauvaise vision des œuvres exposées, voire pire, une dégradation des objets. C’est pourquoi un certain nombre de règles existent quant à la bonne utilisation de la lumière lors des expositions. 

Des ambiguïtés qui gravitent autour de cet art

L’une des ambiguïtés concernant l’éclairage muséal réside donc dans cette distorsion entre la mise en valeur de l’objet et sa détérioration. Et c’est d’ailleurs l’une des raisons qui explique le manque de prise en compte, jusqu’aux années 90, de l’importance de l’éclairage au sein d’une exposition d’objets d’art. 

En effet, il est notable que jusque dans les années 80, en France, la notion de « conservation préventive » était extrêmement mal connue. Ce faisant, peu d’attention était accordée à ce qui pouvait insidieusement dégrader une œuvre, dont la lumière. 

Jean-Jacques Ezrati, se souvenant d’une exposition rétrospective du peintre J.-M. William Turner qui avait eu lieu dans les années 90 aux Galeries nationales du Grand Palais, raconte dans son article L’éclairage muséographique : il fût présenté au ministre de la Culture comme éclairagiste par le commissaire d’exposition ; le ministre aurait levé la tête vers les éclairages ; et quelques minutes après, l’un des membres de son entourage aurait demandé à J.-J. Ezrati en quoi son travail consistait. 

De plus, une des spécificités de l’éclairage muséal demeure dans le fait que ces musées sont, généralement, eux-mêmes porteurs d’une histoire. L’architecture, souvent très présente et parfois peu épurée, a contrarié le travail de plus grande accessibilité aux publics mentionné précédemment. 

Ce faisant, les éclairages ont permis de segmenter le bâtiment et les œuvres d’art. C’est notamment le cas du musée des Augustins à Toulouse, anciennement une église et un couvent, et transformé en musée des Beaux-Arts après la Révolution française. Il a d’abord été question de supprimer tout caractère religieux du lieu. Cependant, après la seconde guerre mondiale, la valeur du patrimoine est davantage prise en compte et on assiste à une volonté d’obtenir une « vérité historique des monuments » (Simonnot, Nathalie, L’iconographie des intérieurs de musées dans les revus, In Ressenti ambiances émotions, École Camondo 2019).

De plus, il est également aussi possible, au sein d’un musée, de mettre en valeur, par l’utilisation des éclairages, le bâtiment et les œuvres : c’est notamment le cas en Italie, où les plafonds décorés sont éclairés et mis en valeur (Galleria del Cembalo). 

Galleria del Cembalo, Rome


Il y a donc trois tendances qui se bousculent : la volonté d’exposer les œuvres dans le contexte du bâtiment, celle d’effacer le bâtiment au profit des œuvres exposées et celle de créer une synergie entre le contenant et le contenu.

Enfin, il est intéressant de voir que plus qu’éclairer des œuvres d’art, la lumière est parfois l’œuvre en elle-même. En effet, dans la seconde moitié du XXème siècle, nous avons assisté au développement de l’utilisation de la lumière comme matériau à part entière. C’est notamment le cas des artistes appartenant au mouvement de l’op art, qui ont utilisé la lumière et les couleurs vives dans le but de créer de nouvelles expériences perceptives.

L’exposition entre le crépuscule et le ciel d’Ann Veronica Janssens, dans laquelle l’artiste belge joue avec la lumière naturelle, avec cette volonté de créer une émotion différente en fonction de l’éclairage sur ses sculptures ou ses installations. 

Une nouvelle définition d’un art à sa genèse

Ainsi, nous pouvons proposer une nouvelle définition de l’éclairage muséal qui embrasserait ces ambiguïtés : le traitement de la lumière en muséographie est donc un moyen d’expression, un élément d’ergonomie, mais aussi un facteur de dégradation de l’intégrité matérielle des objets présentés. 

Cette nouvelle définition permet de modifier notre rapport à cet art. Car nous pouvons parler d’art dès lors qu’il existe des spécialistes de l’ensemble des connaissances et des règles d’action de l’éclairage muséal. 

Cette profession, comme celle de régisseur d’exposition, est relativement récente et tend à gagner en visibilité, même si aujourd’hui les postes spécifiques restent rares. 

Blanche MEYZEN

Bibliographie : 

Le caravagisme au musée des Beaux-Arts de Nantes : entre clair-obscur et naturalisme

Ces derniers mois ont été marqué par une déferlante « caravagesque » : en octobre s’ouvrait à Rouen l’exposition « Caravage, un coup de fouet » ; en décembre 2022 sortait en France Caravage, un biopic franco-italien réunissant au casting Isabelle Huppert et Louis Garrel ; et en ce mois de mars, deux musées mettent parallèlement à l’honneur le peintre milanais et ses suiveurs : le Palazzo Reale de Naples avec l’exposition « Dialoghi intorno a Caravaggio », et le château de Versailles avec « Chefs-d’oeuvre de la chambre du roi, l’écho du Caravage à Versailles ».

Pourquoi le Caravage est-il à ce point omniprésent dans l’actualité muséale et culturelle – et dans l’histoire de l’art plus généralement – alors que n’approche aucune date anniversaire liée à cet enfant terrible du baroque ? Tout simplement parce qu’au début du XVIIe siècle, Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage, va tout changer dans le monde de la peinture.

Pour le comprendre, il faut expliciter le contexte culturel dans lequel il évolua :

La Contre-Réforme

Avec le développement du protestantisme en Europe à la fin du XVI siècle, l’image est source de controverse et devient un enjeu essentiel. Les protestants justement refusent l’image religieuse, la chassent de ce champ là pour éviter le risque d’idolâtrie. La réaction de l’Eglise catholique est alors l’affirmation de ces images, la comprenant comme participant à la spiritualité et à la propagation de la foi. 

Le concile de Trente, réunion des évêques de l’Eglise catholique, débuté en 1545 et terminé en décembre 1563, maintient les sacrements traditionnels comme l’Eucharistie, la consommation de l’ostie par les fidèles, mais met surtout un point d’honneur à la vénération des saints et au culte des images.

Ainsi, la représentation chez les Catholiques, doit frapper, il est un outil de lutte religieuse capitale au sein des lieux de culte.

Sulfureux Caravage

Originaire du nord de l’Italie, formé auprès de Simone Peterzano et de Giuseppe Cesari dit le Cavalier d’Arpin à Milan, Le Caravage s’installe à Rome vers 1595. 

Conscient de la demande du Concile de Trente, inhérente à l’art dans la ville sous l’influence directe due à la proximité avec les autorités papales, il transforme alors la peinture de son temps : ses modèles ne se font pas abstraits, idéalisés et parfaits, mais sont d’une matérialité palpable. Il rompt avec la génération précédente de peintres dits « maniéristes », adeptes d’une couleur claire et de poses contournées et élégantes, pour un puissant clair-obscur.

Le Caravage a bénéficié du mécénat, mais aussi du succès face au grand public : les tableaux de chevalet sont pour les amateurs d’art ou les plus fortunés, et tout le monde ne les voit pas. En revanche, tout le monde peut entrer dans les églises. 

Caravage a séduit tous les publics, et pour le peuple de Rome, par des décors religieux. Révolutionnaire pour l’époque,  il va jusqu’à la controverse pour mieux asseoir son art : En 1601, pour répondre à une commande de la chapelle Santa Maria della Scalla d’une Assomption de la Vierge, son enlèvement direct au ciel, il n’hésite pas à peindre la mère de Dieu comme une morte, d’un aspect cadavérique, allant jusque’à prendre selon la légende comme modèle une femme noyée dans le Tibre ! 

Détail de la Mort de la Vierge, conservé au Musée du Louvre
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau

Alors que la peinture dite classique se développe en parallèle de cette veine innovante, le Caravage inspire ainsi au fil des premières décennies du XVIIe siècle de nombreux artistes à Rome, comme Bartolomeo Manfredi dans un premier temps, qui popularise la méthode du Caravage et le rassemblement autour du thème des plaisirs que le milanais explorait dans des scènes de genre, dans une « méthode manfredienne », capitale pour comprendre la diffusion du modèle caravagesque.

Petit à petit, les suiveurs du Caravage se multiplient en Europe et réinterprétent les modèles du génie du moment, de la France aux Flandres, et représentent tout un groupe que les historiens de l’art qualifient aujourd’hui de « caravagesques » ou empreints d’un « caravagime. 

En Hollande avec le mouvement caravagesque d’Utrecht, à Rome où se réunissent les artistes, par exemple à travers l’Académie de France dans la Villa Médicis, de Colbert, ou à Naples – alors aux Espagnols – avec la figure de Jusepe de Ribera.

En France, Nicolas Tournier, Valentin de Boulogne ou Georges de la Tour sont les représentants les plus illustres de cette veine baroque de la peinture du XVIIe siècle »

Une salle pour mettre à l’honneur ces peintres de la réalité

Pourtant, pour voir des oeuvres caravagesques, pas besoin d’aller jusqu’au Louvre ou à Rome ! 
Le musée des Beaux-Arts de Nantes a aménagé toute une salle dédiée à ce courant au rez-de-chaussée :

La scénographie même renvoie au clair-obscur cher aux artistes de la période. 
Parmi les oeuvres marquantes on trouve par exemple des Matthias Stom, célèbre peintre de la scène caravagesque d’Utrecht ou un Jan Cossiers, actif entre Anvers et Paris.

Les trois toiles de Matthias Stom de la collection permanente du musée des Beaux-Arts de Nantes
Un détail de L’Adoration des bergers de Stom
Le saint Jérôme,vers 1630-40 plongé dans la pénombre de Stom
La diseuse de bonne aventure, vers 1630, de Cossers : une scène de genre truculente, où un riche naïf se fait voler sa bourse pendant qu’une femme lui lit dans les lignes de la main. Cette scène se retrouve chez les Français grâce à Valentin de Boulogne, ou à Rome avec – sans surprise – le Caravage

Le génie à la bougie, Georges de la Tour

Mais le clou de la pièce, c’est un corpus de trois tableaux de Georges de la Tour, peintre français actif en Lorraine jusqu’en 1652 : L’Apparition de l’Ange à saint Josephle Vieilleur et le Reniement de saint Pierre.

L’Apparition de l’Ange à saint Joseph, vers 1642
Le Reniement de Saint Pierre, vers 1650
Le Vieilleur, 1620-1625

Il connut alors un grand succès, mais fut oublié rapidement dans l’histoire de l’art au cours des siècles, avant d’être redécouvert par Herman Voss à la fin du XIXe siècle. L’influence du Caravage se voit dans l’intérêt porté aux détails peu flatteurs, dans une absence totale d’idéalisation, avec des chairs flasques et le visage buriné par le temps d’un mendiant aveugle gueulant en jouant de son instrument ou d’une partie de dés qui éclipse totalement la scène biblique représentée, mais sa touche personnelles manifeste par l’usage récurrent d’une lumière artificielle – souvent d’une bougie – et ses coloris chauds qui rappellent l’école espagnole du Siècle d’Or comme Velazquez ou Murillo.

Ainsi, les peintres au XVIIe, grâce au Caravage, ont changé le paradigme des représentations en n’hésitant pas à s’aventurer vers les bas-fonds de la société, s’opposant à une perception édulcorée proposée par les peintres classiques. Au XIXe siècle, ils devinrent pour Manet ou Courbe une inspiration de choix d’une modernité s’orientant vers le quotidien. 
Scènes de genres, tavernes ou diseuse de bonnes aventures, apparition de personnages modernes, beuveries sans concession, sont l’apanage d’une partie de ces peintres de la première moitié du « Grand Siècle » que le XXe siècle rebaptisa, après une exposition à l’Orangerie de 1932, les « peintres de la réalité ». 
Et tout cela encore une fois, grâce à un homme, le Caravage.

Lucas Gonzalez

Actualités

Le film « Caravage » :
https://le-pacte.com/france/film/caravage

Exposition « Chefs-d’oeuvre de la chambre du roi, l’écho du Caravage à Versailles » 
https://www.chateauversailles.fr/presse/expositions/chefs-oeuvre-chambre-roi-echo-caravage-versailles

Exposition « Dialoghi intorno a Caravaggio »
https://caravaggio.palazzorealedinapoli.org/

Basquiat et Warhol à la Fondation Louis Vuitton

Une exposition fascinante

Après l’exposition dédiée à Jean-Michel Basquiat en 2018, la Fondation Louis Vuitton décide de mettre à l’honneur la fameuse collaboration de l’artiste avec Andy Warhol du 5 avril au 28 août 2023 dans l’exposition « Basquiat x Warhol : à quatre mains ». Le public pourra y découvrir une fusion entre amitié et collaboration, donnant naissance à un mélange de styles, de formes et de couleurs fascinant. Au-delà d’un esthétisme à la fois merveilleux et singulier, l’exposition traite également de sujets essentiels tels que l’insertion de la communauté afro-américaine dans l’histoire du continent nord-américain.

Laissez-vous submerger par l’univers particulier de la scène artistique new-yorkaise des années 1980 aux allures aussi vives qu’insolites…

La collaboration presque quotidienne entre Basquiat et Warhol y est présentée presque dans son entièreté avec plus d’une centaine d’œuvres de la série « à quatre mains », reflétant le talent de ces deux artistes de renom. Afin de mettre l’accent sur la relation complémentaire de ces derniers, l’exposition débute par une série de portraits croisés : Basquiat par Warhol et Warhol par Basquiat.

Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Ten Punching Bags (Last Supper), 1985-1986, The Andy Warhol Museum, Pittsburgh. Crédit photo : ©The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. ©The Estate of Jean-Michel Basquiat. Source : https://www.warhol.org/

Le visiteur assiste, tout au long du parcours, à l’histoire d’une complicité rythmée, remplie de vigueur et d’émotions. Des œuvres nées de cette indéniable alchimie, Ten Punching Bags (Last Supper) ou encore la toile de 10 mètres nommée African Mask, animent l’exposition. 

Toutefois, cela ne suffit pas pour présenter l’entièreté du travail de ce mythique duo de peintres, qui va au-delà de la création en paire. En effet, une quinzaine d’œuvres à trois, en collaboration avec l’artiste italien Francesco Clemente (né en 1952), sont notamment à l’honneur. L’institution présente également des œuvres individuelles retraçant le parcours de chaque artiste, ainsi que plus de 300 documents en tout genre de Keith Haring à Michael Hasband, en passant par Jenny Holzer et Kenny Scharf qui tournent autour de ce sujet.

Une amitié haute en couleur

Jean-Michel Basquiat (1960-1988), né aux Etats-Unis, est un peintre d’avant-garde populaire qui s’ancre dans le néo-expressionnisme et le primitivisme. Il débute en tant que graffeur, puis devient un pionnier de la mouvance underground. Il se fera connaître et reconnaître au fur et à mesure de sa carrière pour son incroyable coup de pinceau ainsi que pour l’originalité de ses œuvres. Andrew Warhola (1928-1987), dit Andy Warhol, est également un artiste américain qui, à cette époque, a déjà laissé sa trace dans l’histoire. Il est en effet l’un des principaux représentants du pop art et reconnu comme l’un des plus grands artistes du XXème siècle. 

Le chemin des deux artistes se serait croisé pour la première fois en 1979 lorsque Basquiat vendait des cartes postales billebarrées à Warhol. Ce n’est que trois ans plus tard que les présentations officielles seront faites par l’intermédiaire de leur galeriste commun, Bruno Bischofberge, également grand collectionneur. Deux heures seulement après cette entrevue, l’étoile montante de la scène new-yorkaise aurait offert au maître du pop art une peinture représentant les deux artistes côte à côte. Nommée Dos Cabezas (1982), cette toile est le point de départ d’une longue amitié aussi intense que fertile. 

Entre 1984 et 1985, les deux artistes se lancent dans une série de tableaux et d’œuvres sur papier. Leurs envies et ambitions se complètent et s’entremêlent : l’un recherche la transfiguration, la fraîcheur et la volatilité tandis que l’autre, affranchi d’un élitisme coercitif, est en quête d’une sorte de reconnaissance collective. 

Vue extérieure de la Fondation Louis Vuitton. Crédit photo : ©Gehry Partners, LLP and Frank O. Gehry, ©Iwan Baan 2014. Source : https://www.fondationlouisvuitton.fr/

Les œuvres réalisées par ce binôme créatif témoignent d’un équilibre juste entre deux univers artistiques qui se complètent tant dans leur esthétisme que dans leur message. Bien que les deux artistes n’aient pas la même renommée à ce moment-là, ils s’inspirent et se respectent mutuellement pour leurs qualités respectives. Ils arrivent à juxtaposer leur style et à créer une harmonie dans des œuvres communes.

Dans une atmosphère intime, les idées, les formes et les couleurs fusionnent naturellement, comme si leur collaboration était une évidence. Ensemble, ils réalisent environ 160 toiles, la fameuse série « à quatre mains », dont une majeure partie est présentée lors de l’exposition. Certaines figurent parmi les plus connues de leurs carrières respectives. Au fil de leur collaboration, une véritable relation père – fils voit le jour. 

Dans une atmosphère intime, les idées, les formes et les couleurs fusionnent naturellement, comme si leur collaboration était une évidence. Ensemble, ils réalisent environ 160 toiles, la fameuse série « à quatre mains », dont une majeure partie est présentée lors de l’exposition. Certaines figurent parmi les plus connues de leurs carrières respectives. Au fil de leur collaboration, une véritable relation père – fils voit le jour. 

Grande figure de l’art contemporain, Warhol est fasciné par la technique libre et décomplexée de Basquiat qui commence à peine à se faire connaître de la scène artistique. Il initie par ailleurs le jeune artiste à la sérigraphie. Jean-Michel Basquiat, quant à lui, est en admiration face à la renommée de l’icône du pop-art. Ils se nourrissaient l’un de l’autre : du sang neuf pour l’un, de la notoriété pour l’autre. Lors d’une visite dans les studios de la Factory, Keith Haring expliquera que : « Chacun inspirait l’autre à se surpasser. Leur collaboration était apparemment sans effort. C’était une conversation physique qui se déroulait en peinture plutôt qu’en mots ».

Au sein d’une relation symbiotique et fusionnelle, chacun ajoutait sa touche de la façon la plus spontanée qui soit. Les images de la société industrielle et de l’influence médiatique de Warhol étaient complexifiées et altérées par l’approche brute et déroutante de Basquiat. Plus qu’un dialogue entre deux artistes, cette exposition retrace la naissance d’une évidente alchimie et amitié entre deux des plus grands artistes du XXème siècle.

Une exposition aux multiples facettes

Au-delà de la relation en elle-même, retracer l’histoire de cette inédite collaboration revient nécessairement à traverser les différents thèmes et idées portés par ce duo. Warhol s’inspire énormément de la société industrielle et capitaliste ainsi que des médias en agrémentant ses œuvres de logos et de symboles. Basquiat, de son côté, transfigure ces messages par une expression franche et inattendue. Qui plus est, le thème de l’insertion des communautés afro-américaines dans le récit du continent nord-américain est également traité de façon critique et sarcastique. Ainsi, l’exposition permet également de faire connaître au public les revendications portées par ces deux grands artistes.

Enfin, la scénographie permet de se fondre dans l’ébullition et le rayonnement de la scène artistique new-yorkaise des années 1980. Pour ce faire, l’institution présente d’autres œuvres et documents complémentaires à cette collaboration comme évoqué plus haut. Cette période mouvementée et charnière de l’art américain est retracée au travers de l’histoire des deux artistes mais pas que. En offrant une vision plus complète de cette époque, la Fondation permet au public de faire l’expérience d’une véritable immersion dans un monde inconnu. Au-delà des discours métaphoriques et des revendications individuelles de chaque artiste, l’exposition présente un véritable univers et reconstitue à merveille l’ambiance de ces fameuses années sans jamais s’éloigner du fil conducteur de la collaboration qui leur est propre. 

Somme toute, l’exposition « Basquiat x Warhol : à quatre mains » n’exploite pas qu’un seul angle de vue. Que l’on s’intéresse à l’histoire afro-américaine, aux critiques de la société industrielle ou à l’alchimie incontestable entre les deux artistes, il y en a pour tous les goûts et pour tous les âges. L’exposition se veut complète et permet d’être comprise d’une multitude de manières. Pleine d’ambitions, la Fondation Louis Vuitton cherche également à mettre à l’honneur deux artistes phares du XXème siècle et insiste sur leur important avant-gardisme. Cette institution qui cherche à soutenir et promouvoir l’art contemporain nous présente une exposition digne de leurs valeurs. Elle retrace en effet l’histoire d’une collaboration inédite entre deux artistes qui n’ont jamais cessé d’innover et de marquer leur temps. Telle une morale à ne jamais oublier, cette exposition revendique un art libre, imprévisible et disrupteur parfaitement incarné par ce duo emblématique.

Comment y aller ?

La Fondation Louis Vuitton accueille l’exposition « Basquiat x Warhol : à quatre mains » du 5 avril au 28 août 2023. L’établissement se trouve au 8 avenue Mahatma Gandhi au Bois de Boulogne à Paris, près du Jardin d’acclimatation. Des navettes peuvent vous emmener sur place, mais il est également possible d’y aller en voiture ou en transport. Le tarif normal est appliqué, soit 16 euros en plein tarif et 5 euros pour les mineurs ou les étudiants en art notamment.

Une fois l’exposition temporaire terminée, n’hésitez pas à jeter un coup d’œil à leur fabuleuse collection permanente qui regroupe de nombreux artistes contemporains tels que Yayoi Kuzama, Joan Mitchell, Gerhard Richter ou encore Giacometti pour n’en citer que quatre.

Michael Halsband, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat #143, New York, 1985. Crédit photo : ©Michael Halsband 2022. Source : https://www.paris.fr/

Marie Tassi

Pourquoi les marques de luxes lancent toutes leur fondation d’art ?

Louis Vuitton, Hermès, Cartier, Fendi, il est aujourd’hui commun de constater que les plus grandes marques de luxe du monde possèdent une fondation à leur nom.

Mais qu’est-ce qui les pousse à créer leur fondation d’art ? Une manière de redorer son image ? S’imposer dans un nouveau secteur élitiste ? Un moyen de défiscalisation ? Ou bien est-ce une manière subtile d’avancer que les pièces de mode, sont comparables à des œuvres d’art ?

Le luxe et l’art, une longue histoire d’amour

YSL, Guerlain, Chanel, Dior, … le luxe a déjà fait un pas dans le monde de l’art en créent des musées ou expositions, et en exposant leurs plus belles créations aux yeux du grand public.

Au cours de l’année 2022, la maison Yves Saint Laurent a organisé une exposition des pièces du designer éponyme à travers 6 musées de Paris (musée YSL, musée du Louvre, centre Pompidou, musée Picasso, musée d’Art Moderne et le musée d’Orsay).

Cette chasse au trésor des pièces collectors du défunt créateur de la maison a permis de réunir les tenues créées par Yves Saint Laurent à côté des œuvres dont il s’était inspiré.

Si la comparaison est inévitable, la reconnaissance du couturier d’inspiration de ces œuvres est tout aussi évidente.

Cet amour pour l’art, Yves Saint Laurent l’a certainement vécu à travers sa relation avec le très grand collectionneur d’art : Pierre Bergé.

Après leur rencontre en 1958, les 2 philanthropes ne se quitteront plus, et fréquenteront des personnalités comme Jean Cocteau, Andy Warhol, Albert Camus, Paloma Picasso, …

Au cours de leurs 50 années de vie communes, ils collectionneront près de 686 œuvres qui seront mises en vente par Christie’s lors de ce qui sera appelé la « vente du siècle », qui totalisera 373,5 millions d’euros.

Parmi celles-ci ; Matisse (Les Coucous, tapis bleu et rose), Brancusi (Madame L.R.), Eileen Gray (Fauteuil aux dragons), Mondrian (Composition avec bleu, rouge, jaune et noir), De Chirico (Il Ritornante), Géricault (Portrait d’Alfred et Élisabeth Dedreux), … En 2002, la fondation Pierre Bergé et Yves Saint Laurent voit le jour.

Populaire mais pas populiste

Si cela représente le rêve des passionnées de mode de pouvoir contempler de plus près les créations de leurs designers favoris, cela s’adresse à une population assez particulière qui doit à la fois apprécier la mode, le designer qui expose et l’ambiance particulière des musées.

A l’image du luxe, ces expositions restent une activité qui s’offre à une clientèle particulière qui apprécie fortement à la fois le nom de la maison qui expose et/ou possède les œuvres, ainsi que bien sûres les œuvres qui sont exposées.

De cette manière, les fondations qui possèdent les œuvres et qui les exposent prennent le titre d’expositions et de fondations populaires, car elles sont appréciées, fréquentées et suivies par de nombreuses personnes.

Si ces fondations se veulent populaires, elles ne sont en aucun cas populiste. On a tendance à souvent vouloir interpréter la volonté des gros poissons du luxe, mais la réalité n’est cependant pas de chercher à gagner du soutien, en prétendant avoir des intérêts et des liens à l’art, alors qu’il n’y aura pas. Le luxe ne prétend pas, et ne se rabaisse pas pour toujours un horizon plus large.

Une vitrine du patrimoine des marques

Comme illustré précédemment, certaines marques se sont engagées beaucoup plus profondément dans la culture, et plutôt que de simplement exposer leurs œuvres (Chanel, Dior, Mugler), elles ont choisi un autre canal : créer leurs propres fondations.

Ces marques de luxe possèdent des moyens financiers abyssaux, parfois réunis au sein d’un groupe, elles possèdent la trésorerie nécessaire pour se positionner sur le marché de l’art comme des acheteurs sérieux et qui feront vivre ces acquisitions.

De cette manière, les marques vont plutôt faire appels à des commissaires indépendants plutôt que de se charger d’acquérir des pièces par eux-mêmes.

Ces expositions permettent donc de mettre en valeur le patrimoine de ces marques, des acquisitions de grande valeur, qui se place désormais derrière la vitrine des grands magasins. 

Industriel mais pas philanthrope ?

Quand on voit la plus grande marque de luxe au monde inaugurer sa fondation d’art contemporain par son défilé de la collection croisière 2019, on ne peut pas s’empêcher de douter des véritables ambitions de la fondation.

Ainsi, il semblerait que des marques comme Louis Vuitton n’aient aucun problème à mêler mécénat et marketing, est-ce réellement une mauvaise chose ?

Profité d’une collection d’œuvres extrêmement rare pour faire un shooting de star américaine… On peut se demander s’il s’agit d’une belle toile de fond, ou de la réunification de 2 arts qui ont en réalité de nombreuses choses en communs.

Si l’amélioration de la condition matérielle et morale des hommes n’est pas la valeur marketée par Louis Vuitton, elle l’est encore moins quand on réalise la pression mise sur une rentrée d’argent obligatoire dans les comptes de la fondation, et donc du groupe LVMH.

Effectivement les grands noms qui sont affichés à la tête des expositions de la fondation, le nombre d’entrées qui affolent les musées qui sont là depuis des centaines d’années, ne rendent pas la fondation plus crédible dans sa philanthropie.

Mais est-ce qu’on peut en vouloir au leader mondial du luxe de devoir être crédible dans ses chiffres à chaque fin d’année ?

Est-ce qu’on peut pour autant leur reprocher de joindre 2 têtes d’affiche pour satisfaire leurs actionnaires ?

Est-ce la fin de l’art qui n’est pas rentable ?

Nell Lebreton

L’art de la pole dance: une discipline ancienne qui ravive les problématiques féministes les plus modernes

Avec aujourd’hui à peu près 300 écoles actives en France, l’art de la pole dance semble devenir une pratique qui se popularise, au même titre que le patinage artistique ou que le hip-hop. Toutefois, les stigmas concernant la discipline continuent d’exister, bien qu’elle ait été reconnue à la fois comme un sport par l’association mondiale des fédérations internationales de sport en 2017 et comme une danse officielle par la Fédération Française de Danse en 2015 et l’UNESCO, en 2016. La pole dance est dès lors confrontée à un mouvement d’institutionnalisation complexe: car en se démocratisant elle se dévoile, et c’est ainsi qu’une pratique principalement réservée au monde de la nuit devient plus sujette aux critiques et au débat. Pour comprendre ces conflits, il faudra s’intéresser à l’histoire de la pole dance ainsi qu’à la discipline en elle-même. 

Les origines multiples de la pole dance

Les origines de la pole dance sont elles-mêmes assez complexes. Pour certains, il faudrait remonter très loin dans le temps et s’intéresser à l’art du Mallakhamb, un sport traditionnel indien très ancien consistant en la réalisation de figures acrobatiques sur un poteau. S’il est évident que les deux pratiques partagent de nombreux points communs, il ne faut pas pour autant résumer les origines de la pole dance à cet art ancien qui, contrairement à la pratique populaire, n’a pas de lien avec le monde de la nuit. 

Pour d’autres, la principale origine de la pole dance actuelle viendrait des danses pratiquées dans les années 20 au Canada par les “Hoochie Coochie”, des femmes qui réalisaient des spectacles pour adultes. Leurs  danses s’effectuaient en tenue légère, avec beaucoup de mouvements se rapprochant de la danse du ventre.

Hoochie coochie des années 20

Mais ce sera dans les années 70 et 80 que la pole dance connaîtra son essor, dans les clubs de strip-tease des Etats-Unis. Ainsi, dans ses origines occidentales, la pole dance comporte dès ses débuts un lien très fort avec l’érotisme et la sexualité. La pole dance est dès lors pratiquée très largement par des travailleurs et travailleuses du sexe, c’est-à-dire tous ceux qui ont un métier lié au sexe. En particulier, la pole dance telle que nous la connaissons aujourd’hui, nous vient de deux anciennes stripteasesuses, Fawnia Mondey et Katie Coates, qui ont décidé, dans les années 90, d’enseigner des figures de pole dance dans des cassettes VHS. Elles ont ainsi lancé le mouvement de démocratisation et d’institutionnalisation de la pole dance.

Logo d’un strip club, avec une “poleuse” (femme pratiquant la pole dance)

Mais qu’est-ce que la pole dance?

La pole dance est une pratique consistant en la réalisation de figures acrobatiques autour d’une barre qui peut être statique ou en spinning (rotation). La discipline est extrêmement sportive, elle sollicite l’ensemble du corps, à travers un travail des muscles profonds, notamment par le gainage constant que requièrent les différentes figures. Pour faire de la pole dance, il faut également faire preuve de souplesse. Mais au-delà de la dimension sportive, il y a tout un aspect artistique qui englobe la discipline : musicalité, rythmique, chorégraphie, toute performance est une démonstration à travers laquelle les danseurs et danseuses peuvent exprimer leurs émotions ou un message, à l’image de n’importe quel autre type de danse.

Il existe différents styles de pole dance. Parmi les plus connus se trouve le pole sport, qui se rapproche plus de la gymnastique. Lorsque l’on parle de compétition de pole dance, il s’agit la plupart du temps de pole sport. Ensuite, vient la pole flow, qui se centrera moins sur la réalisation de figures acrobatiques mais plus sur des chorégraphies proches de la danse contemporaine, l’objectif étant d’avoir l’air d’être en suspension, en toute légèreté. L’exotic pole désigne la pole dance pratiquée avec des heels (talons aiguilles), et qui est dès lors beaucoup plus sensuelle. Toutefois, c’est un terme de plus en plus controversé  (car à l’origine  il désignait principalement les poleuses afro-américaines).

Pole flow

Les débats actuels au sein de la communauté des pratiquants de pole dance

Du fait du mouvement récent de démocratisation de la pole dance, une communauté très engagée s’est constituée et a commencé à questionner certaines tendances liées à la pole dance. Ce mouvement est confronté à des évolutions importantes, notamment car il n’est plus forcément une pratique liée au sexe. En conséquence, le hashtag #notastripper a pris de l’ampleur sur les réseaux. Ce hashtag est utilisé par tous ceux qui souhaitent lutter contre l’assimilation systématique de la pole dance au strip-tease. Le but pour les utilisateurs de ce hashtag est vraisemblablement de pouvoir pratiquer la pole dance tout en se protégeant des stigmas et préjugés du monde de la nuit. Mais cette tendance est dangereuse car elle stigmatise encore plus les poleurs et poleuses qui sont également dans l’industrie du sexe. D’après les poleuses les plus connus, ce hashtag est en réalité symptomatique d’un problème plus général, qui est la constante mise à l’écart des travailleuses du sexe. De la même façon, certains ont commencé à insister sur les origines indiennes de la discipline, en occultant complètement l’importance des travailleuses du sexe dans le développement de la pole dance actuelle. Cela pose problème car la discipline nous vient du strip-tease. Il s’agit ainsi de l’appropriation d’une discipline et de l’invisibilisation de ses créateurs. Oublier les racines de la pole dance, c’est s’approprier une esthétique en occultant et reniant tous les efforts des travailleuses du sexe. 

Vers une démocratisation de la pole dance

La pole dance est ainsi une discipline artistique et sportive qui est sur le point de connaître beaucoup de changements. Si les débats fusent, c’est bien parce que la discipline se popularise, et c’est une bonne chose étant donné la richesse de cette pratique. La plupart des membres engagés de la communauté défendent ainsi une pratique de la pole dance éclairée, tant sur les origines de la pole dance que sur tous les différents styles existants, mais surtout inclusive à travers une solidarité envers les travailleuses du sexe sans qui la pole dance telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existerait pas. 

Sources:

Pole dance — Wikipédia (wikipedia.org)

La pole dance, nouveau sport tendance | Les Echos

https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02481419/document

Thoughts on pole industry reform – Blogger On Pole

Is Pole Dancing Sexualized? An In-Depth Exploration of the Debate – The Enlightened Mindset (lihpao.com)

Emma Guiraud

L’Intelligence Artificielle peut-elle transformer l’industrie de l’art ?

Quand la technologie rencontre l’art

En novembre 2022, lors de la sortie publique de la bêta test de Chat GPT-3, l’intelligence artificielle développée par l’entreprise OPEN AI, de nouvelles perspectives sont apparues. En effet, cette IA est capable de remplacer totalement les humains dans la réalisation de certaines tâches.

Il peut être intéressant de se pencher sur l’impact de ces nouvelles technologies dans le domaine de l’art, puisque le rôle de l’artiste et sa définition vont être amenés à évoluer.

Qu’est-ce qu’un véritable artiste ? Une personne peut-elle devenir artiste en s’appuyant seulement sur l’IA et sans talent artistique préalable ? Une IA peut-elle être artiste ?

L’utilisation des IA par le grand public dessine de nouveaux usages jusqu’alors insoupçonnés.

L’intelligence artificielle et l’artiste

L’IA comme nouvel outil pour le potentiel créatif des artistes

Certains artistes utilisaient déjà la technologie mais ces derniers restaient jusqu’à présent très minoritaires. L’intelligence artificielle et les nouvelles technologies sont des nouveaux outils pour les artistes. Citons par exemple l’artiste allemand Mario Klingemann qui est considéré comme le pionnier dans l’utilisation du code et des algorithmes pour générer des œuvres d’art.

L’IA, créatrice de nouveaux artistes ?

Certes, l’IA intervient comme aide aux artistes, mais peut-elle remplacer les artistes ou permettre à des individus de s’improviser artistes ?

Depuis novembre 2022, un grand nombre d’outils sont utilisables par le grand public pour quelques dizaines d’euros par mois. Ces outils ouvrent le champ des possibles pour des personnes « non-créatives ». Elles peuvent désormais, à partir d’une phrase ou d’une sélection de photos, créer des collections entières d’illustrations, de tableaux ou de portraits. Des outils comme Dall-E ou Midjourney permettent la création d’oeuvres à partir d’une demande écrite.

L’IA, une opportunité pour le marché de l’art ?

Des entreprises cherchant de nouvelles manières d’innover

Au-delà des artistes, des entreprises du monde entier tentent de trouver des usages à l’IA dans le secteur de l’art. Il s’agit d’améliorer l’utilisation de l’IA dans l’art ou tout simplement de produire d’œuvres artistiques pour les vendre.

Les entreprises les plus connues travaillant sur ces enjeux sont : Google Arts & Culture, Artrendex, et Artomatix. En France, le collectif Obvious est très connu pour avoir été le premier à vendre aux enchères, chez Christie’s, un tableau réalisé par un algorithme. L’œuvre Edmond de Belamy a été vendue à plus de 400 000€ par la maison d’enchères.

Des initiatives diverses dans le monde

  • Ars Electronica est un festival autrichien qui existe depuis 1979 et qui vise à promouvoir la création numérique dans son ensemble.
  • Le creative AI Lab est une base de données mondiale visant à regrouper tous les outils et ressources autour de l’intelligence artificielle.

Les limites des IA et de la créativité

Les intelligences artificielles comportent de nombreuses limites dues à leur manière de fonctionner ainsi qu’à la manière dont elles ont été développées.

  • Par essence, une intelligence artificielle a besoin pour fonctionner d’une base de données et de ressources conséquentes pour travailler et itérer. Or, si initialement aucune donnée n’est à disposition de l’IA, cette dernière ne sera pas capable de générer le moindre résultat. Cette première limite démontre un manque de créativité des intelligences artificielles.
  • Une intelligence artificielle est capable de générer beaucoup de résultats à une demande, mais ces derniers seront toujours inspirés d’un mouvement existant. Par exemple, si l’on demande à une IA de générer un tableau appartenant à un courant artistique comme le Baroque, l’IA nous générera de nombreux résultats inspirés d’artistes issus du mouvement Baroque. Cette deuxième limite est importante, l’IA ne propose jamais de nouvelles idées ou de propositions d’un nouveau courant artistique.
  • Lorsqu’il crée son oeuvre, l’artiste cherche toujours à véhiculer un message ou une émotion que le spectateur va ressentir et décrypter. Lorsqu’une IA conçoit une œuvre, cette dernière doit répondre à la demande initiale. Cette approche binaire met en exergue le manque d’empathie et d’émotion des intelligences artificielles.

Quel avenir pour les IA dans le domaine de l’art ?

L’avenir sera sûrement plus nuancé que les discours que nous pouvons entendre. Les intelligences artificielles ne remplaceront probablement pas les artistes, car l’artiste représente le pont authentique entre l’œuvre et son public. Il permet des échanges et une transmission d’émotions que ne permet pas l’intelligence artificielle. 

L’avenir sera peut-être plus hybride. Les artistes pourront s’appuyer sur les intelligences artificielles pour générer des idées ou de l’inspiration. Elles seront une sorte d’assistant virtuel à la création et éviteront aux artistes le syndrome de la page blanche.

Les scientifiques pourront également utiliser les intelligences artificielles dans leur recherche pour le traitement des images par exemple. La puissance de calcul permettra des techniques de reconnaissance d’images et peut-être d’élucider des mystères comme celui du Salvator Mundi de Léonard de Vinci.

Mathis Etournay

Le Festival du cinéma espagnol à Nantes

Dimanche 2 avril dernier marquait le grand final de la 32ème édition du festival du cinéma espagnol à Nantes. Les salles du Katorza ont encore une fois fait résonner de charmants accents : galiciens, catalans ou basques, de vieux souvenirs de cours d’espagnol. Au programme : plus de 70 films et documentaires, une sélection audacieuse nous invitant à un véritable voyage dans le temps. 

Des acteurs mis à l’honneur

« Les acteurs sont l’essentiel du dialogue entre les cinéastes… » écrivait Serge Daney. Le Katorza s’en inspire et invite cette année deux acteurs qui ont su « incarner plutôt que jouer » leurs rôles. Cette année, l’on rend hommage à Luis Tosar, « l’homme intranquille » à travers ses rôles les plus variés. Mari violent dans Ne dis rien, Gardien de prison dans cellule 211, avocat généreux dans En los Márgenes, Luis Tosar est un véritable caméléon. La brute devient maladresse en un claquement de doigts, désabusé il se met à rêver, homme de nerf il se fait homme de muscle. Le Katorza hausse les couleurs de la Galice et de son grand défenseur. 

Quant à l’invitée d’honneur, le festival a l’immense fierté d’accueillir celle qui fut la muse d’Almodóvar, détentrice du record du nombre de Goya pour meilleure actrice principale, Carmen Maura. Femme forte et libre, son œuvre la représente bien. Le harem de Madame Osmane en fait un personnage à la fois terrifiant et si touchant. Voir cette chef de clan, louve protectrice pleurer le décès de sa fille nous fait prendre conscience que Carmen Maura maitrise à la perfection toutes les nuances de ses personnages. 

Carmen Maura pendant le festival

Le territoire et le cinéma basque sous les projecteurs

Le festival tient à cœur d’aborder certaines thématiques récurrentes depuis 2021. Empruntées au cinéma espagnol elles mettent à l’honneur l’attachement à la terre, l’exil, la rupture entre monde rural et citadin. Le festival donne voix aux campagnes, si longtemps restées muettes, en les sortant de l’oubli et en les affichant sur le grand écran. C’est l’occasion de découvrir ce quotidien si dur mais tellement beau des travailleurs de la terre. Mêlant innocence, mélancolie et fatalité, ces films mettent en scène le combat perdu d’avance de familles de paysans, dépourvus de moyens face à l’arrivée des éoliennes et des panneaux solaires. C’est également dans cette dynamique que le festival tient à mettre en lumière le cinéma basque qui, selon le jury, mérite ce focus particulier pour représenter cette terre de liberté et de rébellion. 

Nos soleils et As Bestas, des histoire de ruralité

Dans Nos soleils, Carla Simón dresse la peinture d’une famille d’exploitants agricoles. Sous le soleil de Catalogne, à l’ombre des pêchers, au son des rires d’enfants et d’accents catalans, l’on devient témoin d’un monde sur le point de disparaitre. Et c’est cette urgence et cette incapacité à faire autrement qui donne tout le charme et la féérie du film, comme une Atlantide perdue d’avance. C’est la fin d’un monde simple et dur, et c’est cette dureté qui le rend beau. Un monde où la parole prévaut sur le contrat, un monde construit sur la confiance et les liens de sang mais un monde voué à disparaitre dans une Espagne moderne. L’on rêve de cette Espagne tranquille et douce, calme et paisible, sous cette chaleur écrasante à l’ombre des plantations. Et l’on ne peut que s’insurger face à leur impuissance à sauver la terre, celle de leurs ancêtres avant eux, l’héritage de leurs enfants. Et pourtant, comment ne pas comprendre les problématiques écologiques ? Comment refuser que s’installe sur ces terres l’énergie de demain ? Ce paradoxe nous révolte comme nous apaise et l’on sort de la salle encore émerveillé par la beauté presque poétique des scènes et frustré par cette fin tragique et irrémédiable. 

Nos soleils de Carla Simón

As Bestas pose à son tour la question de la terre : qu’est-ce qui définit le « chez soi » ? Le temps ou l’attachement ? Et si ce film emprunte plus au thriller ou au film à suspense qu’au film contemplatif, la peinture de la vie paysanne qui y est décrite laisse tout aussi pantois. Et la frustration n’en est que plus grande. Cet hommage à la terre, pour laquelle ils sont capables du sacrifice le plus terrible, permet la prise de conscience de cet attachement devenu nécessité de ce lopin perdu dans les montagnes de Galice.

Face au générique, l’on n’a qu’une envie : tout plaquer pour se lancer dans les plantations bio sur la diagonale du vide, loin du stress de la vide citadine, vivre d’amour et d’eau fraîche, plongé dans l’innocence et la simplicité de la vie de campagne et tout cela malgré la rudesse du quotidien. Et l’on se sent si bête d’avoir préféré la grande ville. 

En souvenir de Carlos Saura

Le festival, c’est aussi l’occasion de rendre hommage à Carlos Saura, réalisateur phare du cinéma espagnol, disparu un mois plus tôt. Le Katorza propose un retour sur ses œuvres majeures qui lui ont valu le Goya de meilleur scénario et meilleur réalisateur. Sur les accords de Porque te vas, Carlos Saura dépeint une enfance franquiste, sans aucun idéalisme et frappant de réalité dans Cría Cuervos! Ay Carmela ! aborde avec la légèreté du théâtre le sujet si violent et terrifiant de la guerre civile espagnole : l’art se fait arme de défense et outil de remontrance et de rébellion. 

Les début d’Andrea Bagney

Au milieu de cette programmation lourde de combats et d’hommages, Ramona fait son cinéma, premier film d’Andrea Bagney, vient proposer une éclaircie de légèreté et de douceur. Avec une sortie prévue en mai 2023, le film se veut hommage aux techniques anciennes des films des années 50 : pellicule en noir et blanc, charme des films muets, divisé en chapitres et sous-titrés d’un jaune lumineux en police rétro. Andrea Bagney y fait du méta cinéma : repenser ce dernier en mettant en scène un tournage. La réalité devient cinéma et le cinéma devient réalité : la diégèse est en noir et blanc et les scènes de tournage en couleurs. Et l’on en est presque à regretter ce retour aux palettes colorées tant l’unisson des tons est apaisant et doux, sur fond orchestral signé Beethoven ou Tchaïkovski, presque comme une berceuse. Le film sonde le passage de la trentaine d’une jeune femme, oscillant entre innocence et naïveté de la jeunesse et la pression du temps qui passe plus vite qu’on ne le souhaite. Les dialogues sont drôles et fins et ce grain de folie, on le veut aussi pour nous et l’on se voit envier cette vie de chômeuse dans le quartier de Lavapiès. Là, calé au fond du fauteuil de velours rouge, entouré de citadins venu chercher de la diversion, l’on se laisse aller à un sourire et à cette pensée que la vie est si courte et si belle. Pourtant, on est loin du cliché : le happy ending n’arrive jamais. Et en rentrant chez soi, l’on chante à tue-tête Como una ola de Rocio Jurado en déformant les paroles, l’on se prête quelques temps à la rêverie puis l’on remet les pieds sur terre et l’on se dit qu’il fut bon lors d’une heure et demie de faire une parenthèse de paix et de joie dans le tourbillon de notre vie. 

Nueve Cartas a Berta

Une introduction aux filmes de patrimoine

L’édition 2023 du festival marque la création du cycle films de patrimoine. En partenariat avec la Cinémathèque espagnole, le Katorza projette des films de patrimoine espagnol restaurés afin de « rembobiner le fil de l’histoire de l’Espagne ». Une fenêtre s’ouvre sur un cinéma méconnu en France, un cinéma qui en 1966 fut une révolution de la forme cinématographique et qui aujourd’hui semble si « vintage ». Lorsqu’en introduction de Nueve cartas a Berta le spectateur est prévenu que le film est incomplet mais restauré grâce à des négatifs en 35mm, il se prépare à contempler un cinéma probablement incompréhensible et insaisissable mais si charmant car désuet. A vrai dire, sans le synopsis, l’on ne comprend rien au film mais on ne se lasse pas de voir ces paysages de l’Espagne des années 60, avec ses fêtes de village, ses tenues traditionnelles, ces rues de Salamanque qui n’ont pas changé et l’apparition du mouvement hippie dans une ville encore figée dans le temps. La beauté du noir et blanc suffit largement à nous faire oublier que de cette histoire, on n’y comprend un traître mot. Le film a beau être hermétique l’expérience en vaut la peine, rien qu’en prenant conscience qu’on est bien là, mars 2023, Nantes, à regarder ce qui, soixante ans plus tôt, fut une révolution à Madrid. 

Cette année les différents jurys ont largement récompensé le dernier film de Juan Diego Botto, En los Márgenes. Ce film, plein de fougue et de rébellion, a su toucher une France en plein émoi et ses acteurs principaux, Luis Tosar et Penelope Cruz ont su se faire les avocats des plus démunis. La Consagración de la Primavera a remporté le prix Jules Verne et Un an, une nuit le prix du jury jeune. Quant au documentaire, Carlos Saura est mis à l’honneur avec las Paredes HablanCinco Lobitos l’emporte dans la catégorie Premier Film et Cuerdas dans la catégorie Court-métrage. Un palmarès haut en couleur pour cette édition 2023 : la sélection reflète des nombreux combats, que ce soit celui contre la pauvreté, pour la reconnaissance du handicap, la mémoire des attentats, la difficulté des mères-célibataires etc… Un immense bravo à eux !

Octavie Lepine

Un voyage sonore au cœur de Dakar

« Les aventures rocambolesques d’Edouard Baer et Jack Souvant »

Voilà le podcast original de France Inter qui m’a fait voyager pendant tout le confinement. Bercée par la voix d’Edouard Baer, j’ai entendu les rires et les danses, je me suis vue boire une bière dans un maquis à Dakar, parcourir l’île de Gorée et errer dans le marché Colobane.

Edouard Baer lors de son voyage au Sénégal.
Edouard Baer lors de son voyage au Sénégal.

Comment est venue l’idée ?

Le comédien est un passionné d’Afrique. En plein milieu du confinement début 2021, il décide de partir pour le Sénégal pour tourner ce mini-podcast de six épisodes (d’une quarantaine de minutes) car il n’en peut plus d’être enfermé chez lui. Il déclare être un passionné des capitales africaines, qui sont « des théâtres fantastiques, avec de grands personnages et des conversations de rue incroyables. »

Ce théâtre de rue, il l’affectionne particulièrement. Parisien de nature, le dramaturge n’aime que les endroits animés, les comptoirs de cafés et les salles de spectacles où les gens parlent et rient fort. Son dernier film a d’ailleurs pour cadre un bistro. Edouard Baer est un amoureux des mots. Formé à l’art oratoire sur les bancs de l’Assemblée nationale, il se fait remarquer sur Radio Nova dans l’émission La Grosse Boule. Il crée l’émission des Lumières dans la nuit sur France Inter, où Jacques Souvant a pris le micro. Il est également connu pour sa prestance sur scène et son talent d’improvisation.

Edouard Baer dans Lumières dans la nuit.
Edouard Baer dans Lumières dans la nuit.

L’histoire ?

Quelle est donc l’histoire qui germe dans son esprit ? Tout commence par un coup de fil d’un producteur désemparé qui demande à Edouard de retrouver son ami Benoit qui a disparu en pleine milieu d’un tournage. Le comédien se lance alors dans une aventure remplie de péripéthies et de joyeuses rencontres, accompagné de son fidèle acolyte, le reporter Jack Souvant. De ce dernier, on reprend la méthode pour enquêter : partir sans aucun plan, sans aucun rendez-vous.  Le podcast prend des allures de documentaire, mais on n’arrive pas à démêler le vrai du faux, et c’est là tout l’enjeu. Edouard Baer appelle ce processus le « mentir vrai ».

Ce qu’on en retient

Quelle est donc l’histoire qui germe dans son esprit ? Tout commence par un coup de fil d’un producteur désemparé qui demande à Edouard de retrouver son ami Benoit qui a disparu en pleine milieu d’un tournage. Le comédien se lance alors dans une aventure remplie de péripéties et de joyeuses rencontres, accompagné de son fidèle acolyte, le reporter Jack Souvant. De ce dernier, on reprend la méthode pour enquêter : partir sans aucun plan, sans aucun rendez-vous.  Le podcast prend des allures de documentaire, mais on n’arrive pas à démêler le vrai du faux, et c’est là tout l’enjeu. Edouard Baer appelle ce processus le « mentir vrai ».

Ce qu’on en retient ?

Une bonne dose d’humour et d’émotion, et le sentiment d’avoir voyagé au Sénégal sans avoir quitté son canapé. Mais également quelques phrases mythiques qui m’ont permis de comprendre les différences culturelles entre la France et le Sénégal.

Par exemple, l’auto-dérision sénégalaise. Edouard Baer déclare avec justesse que le vin délie les langues en France, alors que ce sont les mots qui désarment en Afrique :

« Ce qui déclenche souvent une conversation au Sénégal c’est le nom de famille. C’est une supériorité dans l’ironie »

Edouard Baer

« La parole c’est la première richesse. C’est un système de régulation des tensions, à l’intérieur des groupes, à l’intérieur des âges. ».

Edouard Baer

Massamba Guèye, directeur du Patrimoine de Dakar, une salle de spectacle ouverte, explique qu’à Dakar on joue avec les noms de famille. A chaque nom de famille sa réputation, une réputation presque caricaturale, comme les Vilot, connus pour être les gourmands du village.

« Les aventures rocambolesques d’Edouard Baer et Jack Souvant » – Le teaser

La question que tout le monde se pose c’est : retrouve-t-on Benoit au fin fond de la brousse ? Je vous laisse découvrir par vous-même…. Et si vous souhaitez aller plus loin, le podcast a une suite, cette fois pour aider le célèbre réalisateur espagnol Pedro Almodovar à retrouver le scénario de son prochain film. Bonne écoute !

Ida Le Maire

Pour en savoir plus :

https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/les-aventures-rocambolesques-dedouard-baer-et-de-jack-souvant-le-genial-podcast-bientot-adapte-en-film-21-04-2021-4ZRLUIPMZJEF7NJJI6CNOYPTSE.php

https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/03/23/les-aventures-rocambolesques-d-edouard-baer-et-jack-souvant-quand-orson-baer-part-a-la-recherche-de-tintin-poelvoorde_6074176_3246.html

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaires-culturelles/edouard-baer-est-l-invite-d-affaires-culturelles-3839497

https://www.letelegramme.fr/france/edouard-baer-un-phare-dans-la-nuit-video-22-06-2020-12569410.php

https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/03/23/les-aventures-rocambolesques-d-edouard-baer-et-jack-souvant-quand-orson-baer-part-a-la-recherche-de-tintin-poelvoorde_6074176_3246.html

Tiers-lieux et médiation culturelle : comment penser ces espaces cruciaux ?

Entre espaces de médiations, lieux publics, lieux libres, lieux à destination culturelle ou encore lieux appropriables, les tiers-lieux sont des outils riches pour les villes et leurs habitant.es. Devenus des vrais vecteurs de médiation culturelle, ce sont aussi des lieux pour penser autrement la culture. Comment s’assurer que les tiers-lieux ne creusent pas plus l’inégalité face à la culture ?  Comment s’assurer qu’ils assurent la viabilité de leur communauté ? Comment les penser pour qu’ils soient de vrais lieux culturels inclusifs ?

Mais déjà, c’est quoi un tiers-lieu ?

Les tiers-lieux sont comme leur nom l’indique des « troisièmes lieux » situés en dehors du domicile (premier lieu) et du lieu de travail (deuxième lieu). L’expression tiers-lieux est défini à la fin des années 80 par le sociologue américain Ray Oldenburg (1932-2022). Pour lui, les sociétés urbaines modernes partagent leur temps entre deux lieux (le « premier lieu » étant la maison et le « deuxième lieu » le travail) qui sont plutôt isolés. A l’opposé, le troisième lieu est un espace public neutre permettant à une communauté de tisser des liens. Pour Oldenburg, les tiers-lieux « accueillent les rassemblement anticipés, informels et volontaires des individus, au-delà des domaines domestiques et de travail. »1

Figure 1 : Vue de l’extérieur de la REcyclerie à Paris. Source : https://www.eau-a-la-bouche.fr/

Et pourquoi les tiers-lieux ?

Selon les sociologues, les bars, rues principales, cafés, bureaux de poste et autres, sont au cœur de la viabilité des communautés sociales et du fondement d’une démocratie fonctionnelle. Cela est bien sûr viable pour les années 80, mais même si les mœurs ont changé, les tiers-lieux sont toujours vus comme permettant l’égalité sociale en nivelant le statut d’invité et en créant des habitudes d’association publiques. Si les tiers-lieux sont donc des lieux de communautés, offrant un support psychologique aux individus de ces dernières, ce sont aussi des lieux éminemment politiques, où une autre vision de la ville, de la vie, de la culture et de la façon d’habiter se discute.

Espaces de coworking, potagers de quartiers, friches industrielles réhabilitées, les tiers-lieux sont donc des endroits que l’on fréquente, ou que l’on passe, en en ayant conscience ou non. Ils sont devenus des « lieux du faire ensemble » pour reprendre les mots de France tiers-lieux2 (groupement d’intérêt public). D’abord et surtout développé dans les métropoles, ils se situent aujourd’hui en majorité (55%) dans les petites et moyennes villes3.

Figure 2 : Schéma de la Friche La Belle de Mai à Marseille. Source : https://www.lafriche.org/

Les tiers-lieux en chiffre

Il existe en France 3 500 tiers-lieux en 2022 4. 75% sont des ateliers de coworking, 27% des tiers-lieux culturels ou encore 17% des laboratoires d’innovation sociale. Ce sont donc des lieux de vivre ensemble et de co-production. Ils rassemblent 150 000 employé.es, auxquel.lles s’ajoutent 2,2 millions de personnes ayant travaillé sur un projet dans un tiers-lieu. 62% des tiers-lieux sont des associations contre seulement 8% sous le statut de SCIC/SCOP. Ils sont aussi au cœur des considérations de la transition écologique, puisqu’un tiers de ces lieux a un rôle dans des projets de réemploi ou de recyclage d’objets.

Figure 3 : Schéma de la Halle 6 à Nantes, espace hybride propice à la rencontre entre chercheurs en sciences du numérique, jeunes entrepreneurs et ICC. Source : https://www.univ-nantes.fr/

Les tiers-lieux comme outil politique et social

Car ce sont de véritables lieux d’innovation collective, ce n’est pas surprenant que les tiers-lieux soient des outils privilégiés par les institutions publiques pour développer une vie de quartier et permettre plus de mixité sociale et ethnique.  Plus que de simples espaces partagés, les tiers-lieux sont des projets politiques, où s’opère une autre forme de communauté et d’économie. C’est ainsi que les tiers-lieux sont vus comme une solution pour une meilleure médiation culturelle, notamment après des populations les plus précaires. En effet, ils sont issus d’un projet collectif, souvent participatif, et ils sont un bon moyen de pallier l’inégalité d’accès à la culture.

Culture et population

L’inégalité face à la culture est une épine dans le pied des politiques culturelles et ce depuis des décennies. La question se pose depuis la création même du ministère des affaires culturelles en 1959 : la mission de ce ministère étant de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français.es. » Malgré de nombreux essais de démocratisation – tarification plus basse pour les étudiants et les personnes au chômage, prix unique du livre, cours de musique et d’art plastiques, ou encore accès aux expositions ou concerts en ligne (notamment depuis la crise de la Covid-19 et le premier confinement en mars 2020) – le résultat reste le même. Les populations les plus précaires, notamment les populations racisées, ont moins de pratiques culturelles. Même si la culture est accessible partout, notamment avec le numérique, ce sont les personnes ayant déjà une pratique culturelle (et qui peuvent pourtant se déplacer pour exercer cette pratique) qui se retrouvent à utiliser un outil initialement prévu pour les populations les plus éloignées de la culture (à la fois géographiquement et dans leurs habitudes).

Le problème ne vient donc pas de l’accessibilité mais bien de la question de la « culture » en elle-même et de la manière dont elle peut être sacralisée. Car il y a en effet un lien direct entre pratique culturelle et niveau de diplôme, qui est également souvent liée à l’origine ethnique.

Dans L’enquête sur les pratiques culturelles5 menée par le ministère de la culture en 2018, apparaît clairement une différence, liée au statut social, dans les pratiques culturelles. Par exemple, 52% des sondé.es ayant suivi des études supérieures ont visité un musée ou une exposition dans les 12 mois précédant l’enquête, contre 9% des sondé.es sans diplôme ou avec un CAP. Dans la même lignée, 18% des ouvrier.ères questionné.es se sont rendus dans un musée ou exposition dans les 12 mois précédant l’enquête, contre 62% des cadres. Le même bilan peut être tiré lorsque l’on compare l’origine territoriale des sondé.es (agglomérations versus zones rurales). Cependant l’écart diminue pour les pratiques liées au cinéma ou à l’écoute de musique (seulement quelques pourcents d’écart).

Ces inégalités aux pratiques culturelles sont plus complexes que de simples différences d’intérêts en fonction de la population visée. Ces résultats sont le produit de logiques sociales institutionnalisées. Par « institutionnalisation » est entendu la manière dont certains comportements sont tellement normalisés et ancrés dans le fonctionnement de la société (notamment ceux discriminants) qu’ils ne sont pas questionnés (même s’ils le devraient). Ces logiques sociales institutionnalisées sont à l’origine d’un questionnement de la légitimité à la culture, pour les populations précaires et racisées. 

La question de la légitimité et appropriation

« Les tiers-lieux ont à nous dire beaucoup de choses sur la manière dont on pense des lieux comme espaces d’émancipation et de territorialisation de pratiques culturelles », explique Emmanuel Verges6, co-directeur de l’Observatoire des politiques culturelles. Il ne suffit pas qu’un tiers-lieu soit ouvert à une communauté pour que cette dernière se sente légitime d’y participer. Ce n’est pas parce qu’un lieu appartient à tout le monde, que chacun y tient une même place. Par exemple, la cour de récréation est un espace qui appartient à toustes les enfants d’une école, ainsi qu’au corps enseignant. La cour de récréation est tiers-lieu puisque les enfants (une communauté) se rassemblent pour jouer (innovation) dans un lieu qui n’est ni la maison familiale ni la salle de classe (la cour est un lieu de loisir). Pourtant de nombreuses études, notamment celle de la géographe Edith Maruéjouls, constatent une utilisation genrée de l’espace de la cour de récréation. Les garçons, jouant la plupart du temps au foot, se trouvent au milieu de la cour, occupant ainsi le centre de l’espace. Les filles, généralement peu invitées à participer au match (car « les filles ne courent pas »7) se situent sous le préau à sauter à la corde, à jouer à « 1,2,3 soleil », ou sur les bancs à discuter. Cette observation peut être un peu alarmante, car dès le plus jeune âge les enfants ont inculqué des normes binaires de genre dictant leur comportement pour le reste de leur vie. Par conséquent, à l’âge adulte, les mêmes comportements sont visibles dans l’espace public. Ce dernier est plus adéquat pour les hommes que pour les femmes et ces dernières tendent à s’y faire discrètes.

Et de la même manière que les personnes de genre féminin peuvent se sentir illégitimes à être dans l’espace public, les populations précaires et racisées peuvent se sentir illégitimes face à la culture, cette dernière étant souvent présentée de manière élitiste et absolue. Cette illégitimité peut également s’expliquer par la position sacralisée8 que l’on donne à une œuvre ou un.e artiste. Comme si le fait d’apprécier une œuvre ou une.e artiste était inhérent à leur simple existence. Alors que, même pour les publics sensibles, il a fallu passer par une phase d’apprentissage. Par conséquent, les statistiques montrent quel type de population s’intéresse à la culture et, par un mécanisme de copiage, de répétition et d’habitudes, les comportements ne changent pas. Les populations les plus précaires continuent à ne pas y aller car, dans l’imaginaire collectif, c’est à la tranche la plus aisée d’aller au musée, ce qu’elle continue d’ailleurs à faire. S’ajoute à cela la sous-représentation des populations racisées au sein-même des instances culturelles. Peut-être que le paradigme de « rendre la culture accessible au peule » aurait du mérite à être reformulée pour exprimer de manière plus juste et réelle, ce que certes la culture peut apporter aux populations, mais aussi ce que la culture a à gagner à s’enrichir de son public.

Tiers-lieux et viabilité des communautés sociales

Dans ce contexte, il semble judicieux de dire que les tiers-lieux sont un outil plus que pertinent pour « penser la culture ». Par la manière dont ils ont d’être co-produits, et de rassembler des idées, ils se prêtent facilement à réinventer ce qu’est une pratique culturelle. Dans son livre Tiers-lieux et plus si affinités (2019), Antoine Burret raconte son travail sur le terrain des tiers-lieux qu’il a pu observer, expérimenter et décortiquer pendant cinq années. Il relate la dimension philosophico-politique des tiers-lieux, et donc leur importance dans la construction de la société. Il explique : « J’ai exploré les tiers-lieux en essayant de comprendre comment s’organisent ces individus, ce qu’ils redoutent, ce qu’ils espèrent. J’ai étudié sur le terrain ces populations émergentes, avec leurs coutumes et leurs mœurs. J’ai utilisé leurs services, leurs outils, leurs référentiels juridiques et politiques. J’ai participé à la création des services, produit des textes, alimenté des réflexions. […] Et c’est un engrenage, car ils explorent une autre manière de vivre en société, de penser les organisations et la création de valeur. » Les tiers-lieux permettent d’expérimenter et de développer des nouvelles manières de travailler, penser, agir, produire. Ils forment à leur échelle une économie collaborative, et circulaire habituelles, avec une approche à l’individu plus juste et respectueuse.

Figure 4 : Vue de l’atelier de La Planche, lieu hybride à Bordeaux avec un atelier partagé pour rendre accessible à tous le travail du bois. Source : https://laplanche-bois.fr/

Il est évident que les tiers-lieux culturels ne suffisent pas à résoudre les problèmes de médiation par leur unique présence. C’est-à-dire que définir un site comme tiers-lieu culturel ne suffit pas à ce que culture, innovation et mixité se fassent. Comme l’existence d’une œuvre d’art ne suffit pas pour qu’elle soit appréciée de toustes.

Penser les tiers-lieux

Peut-être que les tiers-lieux culturels font alors encore plus sens s’ils s’inscrivent dans la création d’une nouvelle approche à la culture, pour « désinstituionnaliser » ce qui paraît normal mais ne l’est pas.

Bien sûr les tiers-lieux ne sont pas nécessairement miraculeux, et il n’y a pas de recette clé pour leur réussite et leur pérennité. Mais c’est peut-être ici leur dimension la plus intéressante : la manière dont ils peuvent être tout, puis se réinventer, s’adapter aux besoins des celleux qui les créent et de celleux qui en bénéficient. En poussant au plus loin leur approche différente de la société, ils peuvent s’inscrire dans le développement d’une approche queer et antiraciste de la société. L’intérêt des tiers-lieux réside dans l’inclusivité des populations, des ethnies, des genres, des orientations sexuelles, des handicaps. Peut-être faut-il alors laisser la place à l’expression et l’expérimentation de ces publics, pour les inclure, non pas car l’inclusion est à la mode, mais pour entamer un réel bouleversement des habitudes et rester dans leur rôle philosophico-politique.  


Leur création-même est un travail collectif, une mutation permanente permettant un champ des possibles gigantesque, car ils sont dotés de qualités extraordinaires presque sans limite. Peut-être qu’un bon tiers-lieu n’a pas de volonté de s’étendre, de faire du profit mais de s’adapter à ce qu’il accueille et produit, et non l’inverse. Les tiers-lieux culturels peuvent alors devenir modelables dans leur lieu, leur destination, dans leur forme architecturale, car ils sont tous, par essence, des acteurs participant à faire « culture ».

Figure 5 : Le contrat social des tiers-lieux. Source : https://coop.tierslieux.net/

Elsa Foucault


https://en.wikipedia.org/wiki/Ray_Oldenburg

2https://francetierslieux.fr/

3 https://francetierslieux.fr/wp-content/uploads/2022/08/carte-ou-sont-les-TL-Rapport-France-Tiers-Lieux-2021.pdf

https://francetierslieux.fr/tiers-lieux-chiffres/

5https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/L-enquete-pratiques-culturelles

6 https://culture.newstank.fr/article/view/223633/tiers-lieu-espace-favorable-eclosion-idees-marie-laure-cuvelier-france.html

réponse donnée par les garçons de l’école questionnés par Edith Maruéjouls sur l’absence des filles dans les matchs de foot.

https://www.inegalites.fr/Inegalites-d-acces-a-la-culture-democratiser-les-pratiques-par-l-education