Dire que Despo Rutti est clivant serait probablement en-dessous de la réalité. Cet artiste originaire de Kinshasa, en République Démocratique du Congo, qui a débuté dans le rap en 1999, ne cesse depuis des années de provoquer des polémiques et de s’éloigner des codes de ce milieu, provoquant sa disparition progressive du paysage médiatique du rap français. A une époque où les thématiques politiques et existentielles semblent avoir disparu du rap et de la musique populaire en général, son parcours semble particulièrement atypique.
Pourtant, à la fin des années 2010, Despo Rutti est considéré comme une tête d’affiche. Souvent désigné dans la catégorie des rois sans couronne, des artistes très écoutés mais n’obtenant pas de grandes ventes de CD à l’heure du piratage, il sort en 2006 « les Sirènes du charbon » et en 2010 « Convictions suicidaires », deux albums qui feront dates et inspireront plusieurs artistes par la suite, comme Freeze Corleone ou Kalash Criminel. Bien qu’il reprenne des thématiques habituelles dans le rap à l’époque, notamment les critiques des violences policières et du racisme systémique, il est déjà loin de faire l’unanimité, en raison de prises de position parfois controversées sur ces mêmes sujets, ou sur d’autres sujets historiquement sensibles dans le rap français. Il critique par exemple la religion, sujet presque tabou dans le rap français, le modèle que représente Tony Montana de « Scarface » pour les jeunes de cités, ou encore l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis.
En réalité, on retrouve déjà dans ces deux projets tout ce qui va provoquer son succès puis sa lente descente aux enfers. Despo tire sa spécificité de sa volonté d’être le plus sincère possible. De fait, ses morceaux témoignent de sa volonté à tout relativiser pour éviter d’être manichéen, y compris sur des sujets sensibles. Il dit lui-même « A chaque punchline, je perds un fan » : il veut être un artiste sans concession, qui décrit ses pensées et ses émotions sans les altérer. Pour cela, son style s’affranchit de nombreuses considérations techniques, et se constitue surtout de phrases simples et puissantes, destinées à transmettre sa douleur face aux injustices de la vie. La plupart des thématiques qu’il aborde, y compris politiques, sont toutes liées à de grandes interrogations existentielles sur la religion, les relations entre les hommes, ou sur l’existence elle-même
« Je n’ai pas choisi de naître mais j’ai battu un million de spermatozoïdes à la course seul. Je mourrai seul »
Despo Rutti, Destination Finale
Despo décrit sa souffrance et ses incertitudes dans des morceaux souvent très puissants, comme Douleur de croissance ou Innenregistrable, qui sont encore cités aujourd’hui comme des références, entre autres par le rappeur Shone.
Après 2010, cependant, la carrière de Despo Rutti connaîtra un tournant majeur. Après un album en commun avec Mokhless et Guizmo en 2013, qui sera un échec commercial majeur (environ 200 ventes), Despo disparaît des radars pour ne revenir qu’en 2015, d’abord avec un EP nommé « Clé Boa », puis avec un album en 2016, « Majster ». En conflit avec son label, il choisit de vendre son album uniquement dans certains points de vente précis. Cet événement acte son évolution : il se consacre désormais à une musique moins destinée au grand public, mais qui lui permettra d’être plus créatif et d’aborder tous les sujets qui lui tiennent à cœur. Le ton de l’album est donc plus dur. En plus de ses thématiques habituelles, Despo Rutti, qui prend pour l’occasion le pseudo de Majster, évoque sa conversion au judaïsme, et le sentiment d’avoir trouvé une raison d’avancer. Moins existentiels qu’avant, ses thèmes deviennent plus provoquants ; ses certitudes semblent lui permettre de se placer au-dessus des autres hommes. Le nom même de son album et de son pseudonyme, « Majster », signifie en polonais « Dominant ».
« appelle-moi Majster… C’est Majesté »
Despo Rutti, Majster
Durant la suite de sa carrière, Majster embrasse de plus en plus ces nouvelles thématiques. De plus en plus provoquant, il ne laisse plus aucun filtre dans sa musique, et y fait parfois transparaître des accès de violence exceptionnels, parfois contre des communautés entières, notamment la communauté musulmane. Dans J’ai plus d’ennemis que Gainsbourg, qui est sans doute son morceau le plus provoquant, il tient des propos très controversés sur l’avortement et la sexualité. Il dira plus tard que ses troubles psychiatriques étaient liés à son art, notamment dans ses rapports avec la spiritualité, le mensonge, la violence et le refus du monde dans lequel on vit. Encore aujourd’hui, Despo, devenu très productif, publie régulièrement de nouveaux morceaux qui s’affranchissent souvent complètement des codes du rap, et qui lui permettent d’explorer sa psyché au maximum.
Le parcours de Despo Rutti nous pose la question de la sincérité dans l’art. De par sa liberté artistique, il a pu tout dire sur tout, provoquant sur tous les sujets, se coupant peu à peu du reste de l’industrie musicale et de son public. Au sein d’un art que l’on considère comme de plus en plus aseptisé ou dépourvu de sens, il apporte une réponse d’une extrême violence. Son exploration de ses pensées et sa manière de les retransmettre le plus sincèrement possible, qui nous est souvent insupportable, lui permet parfois d’atteindre des émotions d’une puissance absolue. Son œuvre est difficilement abordable, à la fois musicalement et moralement, et reste un objet difficile à définir et à manipuler. Mais elle exprime avant tout une humanité tellement profonde qu’elle est bien au-delà de la pudeur, et devient, de fait, aussi pardonnable que l’humain peut l’être.
Olivier Dabas
Sources :
https://www.booska-p.com/musique/actualites/les-rois-sans-couronne-du-rap-francais/
https://www.mouv.fr/rap-fr/la-malediction-de-despo-rutti-232597
https://www.vice.com/fr/article/65bny5/despo-rutti-cle-boa-interview-2015
https://generations.fr/news/musique/37070/despo-rutti-vendra-son-album-de-la-main-a-la-main
https://www.abcdrduson.com/interviews/despo-rutti/
https://www.booska-p.com/musique/kalash-criminel-cite-les-deux-albums-qui-lont-le-plus-inspire/