Quelles sont les compétences requises pour pouvoir travailler dans la culture aujourd’hui ? Comment l’aspect créatif des entreprises culturelles peut-il devenir une source d’inspiration plus générale pour le monde de l’entreprise ? Comment la culture peut-elle jouer un rôle moteur dans la transformation des entreprises ?
C’est à ces trois questions posées par Campus Channel qu’ont tenté de répondre, le 22 mars dernier, quatre personnalités d’Audencia Business School : Martha Abad Grébert, responsable de la majeure « Management des institutions culturelles et des industries multimédias », Yvan Boudillet, ancien élève de l’Ecole et autoentrepreneur, ainsi que Carole Le Rendu et Philippe Mairesse, tous deux professeurs associés.
A première vue, on pourrait croire àune opposition entre l’entreprise et le monde de la culture. En effet, cet antagonisme revient à interroger le rapport de l’art à l’argent, souvent jugés incompatibles. Pourtant, selon Yvan Boudillet, « les entrepreneurs et les acteurs créatifs et culturels peuvent parler le même langage » car, qu’il s’agisse de la prise de risque ou de l’art, ils se dirigent tous vers l’inconnu. En outre, Philippe Mairesse rappelle que, depuis quinze à vingt ans, l’art n’est plus contraire à la création de richesses car l’entreprise a désormais besoin d’innovation et de valeurs propres au secteur culturel pour se développer.
Cette question reste une spécificité française : longtemps en retard du fait du l’importance accordée au patrimoine et à l’idée d’exception culturelle, le pays profite aujourd’hui de l’impulsion donnée par les pouvoirs publics. Nantes constitue à ce titre un bel exemple de territoire qui a su utiliser la culture pour favoriser son développement économique, à tel point que la ville est devenue un modèle au niveau mondial. La « branchement de la culture sur l’économie » a permis la construction d’une identité territoriale.
Mais alors, entreprend-on de la même manière dans l’économie créative que dans n’importe quel autre secteur ? Yvan Boudillet estime qu’à la différence des autres entreprises, les critères stratégiques ne se réduisent pas à des indicateurs monétaires comme la rentabilité de la structure. Il faut tenir compte avant tout des valeursauxquelles on est attaché et qui constituent la véritable motivation pour lancer son activité. Il semble nécessaire de « garder la tête dans les étoiles » et être capable d’explorer de nouveaux modèles de création et de diffusion, qui restent encore à inventer dans un secteur en perpétuelle évolution.
La situation de l’emploi dans la culture présente donc certaines particularités. Pour Carole Le Rendu, c’est un investissement très passionnécar il repose sur l’affect et les convictions. Cet engagement fort explique pourquoi les travailleurs sont prêts à accepter des contrats plus courts que la moyenne, du fait de l’embauche par projet, et qu’ils exercent trois à quatre activités en simultané. Martha Abad Grébert ajoute que 43% des personnes qui travaillent dans ce secteur possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur, contre 22% pour le reste de la population active. Cette tendance à la surqualificationparaît donc paradoxale puisque le manque de qualifications signifie souvent davantage de précarité, justement très courante dans la culture.
Pour se différencier, il convient de s’orienter vers de la poly-compétence, c’est-à-dire la maîtrise des fonctions support autour du cercle d’expertise : administration, comptabilité, communication… Il faut apprendre à dialoguer avec toutes les disciplines pour se préparer à changer facilement de secteur d’activités. Cette flexibilité doit être perçue comme « un terrain d’opportunités » selon Madame Abad Grébert et non comme des dangers découlant de rapides mutations dans le secteur.
Justement, comment décrire l’évolution des industries culturelles et créatives ? Avant toute chose, Yvan Bourdillet rappelle que ce terme large désigne des secteurs très divers, tels la musique, le livre, le cinéma, le spectacle vivant et le patrimoine, mais ses limites sont floues car il englobe selon les cas le design, la mode, l’artisanat… Cependant, tous ces domaines, aussi différents soient-ils, sont impactés par le numérique. Carole Le Rendu souligne à ce titre que cette mutation a transformé certains métiers, en a créé de nouveaux et a induit une évolution des compétences en rendant nécessaire la maîtrise de ces nouveaux outils dans les aptitudes attendues par les employeurs.
Par ailleurs, en modifiant les techniques de captation et de diffusion et en accentuant la porosité entre les disciplines artistiques, le numérique est à l’origine de nouvelles pratiques d’usagepar le public. Monsieur Boudillet explique que le consommateur est devenu acteur de sa propre consommation : « le numérique a donné les clés au public [pour accéder à de plus en plus de contenus] et a donné aux artistes les clés pour avoir une relation sans intermédiaire avec le public ». Ce bouleversement représente une opportunité pour de nombreuses petites et moyennes entreprises désormais capables de s’affranchir des principaux groupes commerciaux du secteur.
Toutefois, cet éclatement reste à nuancer. « Le mythe de l’artiste autoentrepreneur à 360 degrés a quand même largement vécu » rappelle Carole Le Rendu. Il est impossible d’être expert à la fois de l’amont et de l’aval de son activité, d’où l’importance des structures intermédiaires. Ce qui compte avant tout, c’est de connaître sa valeur ajoutée pour être capable de se positionner sur le marché.
Finalement, en quoi la culture, et plus largement la création, peuvent-elles transformer l’entreprise ? D’après Philippe Mairesse, il existe un « enrichissement mutuel » entre le créateur et l’entreprise à partir du moment où l’on peut penser une structure dans le domaine culturel, à savoir s’affranchir de la simple production de l’objet pour le considérer dans un environnement plus global comprenant sa diffusion, son public… Tout produit doit dorénavant « inclure une dose de valeur culturelle » pour véhiculer du sens. L’appel à des artistes devient alors essentiel pour raconter une histoire et construire une symbolique autour du produit : afin d’élaborer l’offre commerciale, les entreprises doivent donc s’entourer de professionnels en mesure de comprendre ces créateurs.
Si l’on va plus loin, les industries culturelles et créatives peuvent même influencer les autres secteurs de production dans leur organisation. Le recours à l’art permet souvent de changer les comportements au sein de la structure ainsi que les relations entre les différentes parties prenantes. La culture, un vecteur majeur de la mutation des entreprises ?
Par Héloïse Jouary et Renaud Held