Une multitude d’objets peuple notre quotidien. Partie prenante du décor de notre vie de tous les jours, notre attention glisse sur eux et ne s’y accroche jamais. Pourtant, ils s’immiscent significativement dans nos relations au monde, aux autres et à nous-même. Peuvent-ils alors être en mesure de bousculer nos perceptions une fois qu’on leur prête un peu d’attention ? C’est ce qu’a tenté de montrer l’Ashmolean Museum d’Oxford, en Angleterre avec… une tasse de thé.
Changer de regard avec une tasse de thé ?
L’Ashmolean Museum a décidé de jouer sur les perspectives de ses visiteurs à propos d’un objet qui peuple leur quotidien, non pas à l’aide d’un miroir déformant ou d’un filtre Instagram, mais par une invitation assez peu dépaysante pour le pays dans lequel elle prend place : « A nice cup of tea ? ».
En effet, le musée anglais a fait le pari audacieux de proposer aux visiteurs, en guise d’introduction liminaire à ses anciennes collections de céramiques européennes, une installation artistique contemporaine créée par Enam Gbewonyo et Lois Muddiman. Il s’agit d’une explosion de petits morceaux de céramique, sur lesquels avaient été préalablement collées des photos tachées de thé de la « Windrush generation »
Pourquoi ? L’installation cherche à exhiber les récits cachés de l’Empire britannique. Là où l’Ashmolean Museum frappe fort, c’est que tout part de la simple idée d’une tasse de thé. En effet, s’assoir quelques instants pour « a nice cup of tea » est, aux yeux de nombreux Anglais, le confort dans sa plus douce expression. Une lutte agréable contre le froid. Un remède efficace contre le stress. Mais que se passe-t-il quand on envisage chaque gorgée de ce doux breuvage en lien avec l’héritage de l’Empire britannique, du commerce globalisé et de l’esclavage ? Les luxueux services à thé de la Galerie des Céramiques du musée ont été réalisés au moment où boire son thé dans de jolies tasses avec du sucre est devenu une mode, puis un geste quotidien. Mais derrière ce luxe raffiné, qu’on peut désormais admirer au musée, se cache l’exploitation brutale des esclaves des cultures de canne à sucre dans les Indes occidentales aux XVIIIème et XIXème siècles.
Gérer le poids du passé : le rôle de la médiation dans les musées
Cette installation prend son sens dans la démarche de médiation du musée, réalisée avec des communautés locales, des étudiants et des artistes, à l’occasion du 70ème anniversaire de l’arrivée de l’Empire Windrush en Angleterre. Ce navire venu des Caraïbes en 1948, transportait à son bord les descendants des esclaves des plantations de canne à sucre. Des milliers de Caraïbéens ont ainsi été mobilisés pour travailler en Angleterre, dans les transports publics, les hôpitaux et autres secteurs où la main d’œuvre se faisait rare après la Seconde Guerre mondiale. Par cette installation, le musée cherche donc à explorer les histoires complexes et ambiguës que peuvent dissimuler certaines céramiques européennes de sa collection.
L’objet familier comme source de débat sur des problématiques sociétales actuelles
L’événement « The unity of women tea pluckers – adding justice to your cuppa » a fait suite à l’installation. Il consistait principalement en une conférence de Sabita Banerji, la fondatrice indienne de THIRST (The International Roundtable for Sustainable Tea), en faveur des femmes cueilleuses de thé aux conditions de travail difficiles, dépourvues de logements décents, de soins de santé et d’éducation. Après la conférence, les participants pouvaient prendre part à une dégustation de thé provenant du commerce équitable. Plus largement, le travail réalisé par le musée s’est inscrit dans un cycle de conférences organisées par la Faculté d’Histoire d’Oxford qui s’est préoccupée des récits de la génération des Windrush, cette communauté d’immigrés caraïbéens que le gouvernement britannique n’a pas pris la peine de régulariser à leur arrivée entre 1948 et 1973, et encore aux prises aujourd’hui avec des menaces d’expulsion.
Ainsi, de la collection de vieilles céramiques d’un musée, en passant par la mise en perspective d’un objet du quotidien, on parvient à un débat d’actualités. Durant ce processus, les visiteurs ont pu apprendre des éléments sur la production de céramiques européennes, sur l’histoire commerciale de l’Empire britannique des XVIIIème et XIXème siècles et sur les conséquences de cette histoire sur la vie de certaines communautés, hier et aujourd’hui encore. Une telle démarche de médiation, à travers un objet du quotidien, entraîne potentiellement une réflexion, voire un changement de comportement pour ceux qui se sont le plus attardés derrière les vitrines de la galerie. Les visiteurs ont donc la possibilité de faire plus qu’admirer – ou survoler avec indifférence – de magnifiques théières dans une très vieille collection de céramiques.
Traiter de tels enjeux fait partie intégrante de la stratégie de décolonisation de l’Ashmolean Museum, qui cherche non seulement à questionner nos rapports aux objets en les replaçant dans leur contexte social et économique, mais aussi à inviter d’autres regards à raconter l’histoire, évitant ainsi l’écueil d’un discours unilatéral et incomplet au sein des institutions culturelles.
Un mouvement de mise à distance et de décolonisation du patrimoine qui prend de l’ampleur
L’Ashmolean Museum fait écho au mouvement évoqué par l’ICCROM (Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels), lors de sa 31ème Assemblée Générale en 2019, par la mention d’une problématique explosive : la décolonisation du patrimoine. Quelle attitude adopter à l’égard des collections patrimoniales et artistiques reposant sur un passé colonial ?
« Il y a tant de vestiges de l’époque coloniale : des noms de rues et des statues qui glorifient les responsables de massacres et de génocides aux objets des musées arrachés à leurs propriétaires d’origine, en passant par les restes humains de personnes non identifiées, conservés comme artefacts de collection. Il y a tant de vides à combler dans nos musées et nos institutions culturelles : l’histoire, les récits et traditions des peuples et des communautés autochtones, leur connaissance des collections et des objets. »
ICCROM à propos de sa 31ème Assemblée Générale en 2019
Il faut noter qu’une nouvelle impulsion anime un nombre de plus en plus important d’institutions culturelles : aujourd’hui, la décolonisation ne fait plus seulement référence au processus selon lequel les anciennes colonies se sont libérées. Désormais, elle est, selon l’ICCROM, « un appel philosophique, moral, social, spirituel et également militant » qui incite chacun à secouer le joug encore bien présent de l’idéologie colonialiste.
En quelques mots, et pour ne pas prendre peur face au cocktail d’enjeux sociétaux et anthropologiques que cela représente, il s’agit de changer de perspective. Adopter un autre regard donc, sur un passé, certes commun, mais toujours aux multiples nuances.
« La décolonisation consiste à transformer les institutions culturelles en communautés d’apprentissage. Il s’agit de la nécessité de créer de la place pour des perspectives multiples montrant les différents contextes qui déterminent la façon dont nous regardons les objets ou abordons certains thèmes. »
ICCROM à propos de sa 31ème Assemblée Générale en 2019
Et tout peut commencer avec une simple tasse de thé. Ou de café, bien sûr.
Léa Pelabon
Sources
https://www.iccrom.org/fr/projects/discussion-thematique-decoloniser-le-patrimoine