Quentin Dupieux, mono-cerveau, stéréo-talent

Instant vocabulaire

Avant de débuter cet article, je souhaite tout d’abord définir les termes de “mono-cerveau” et de “stéréo-talent”. À noter que ces définitions ne sont pas officielles, à l’image de l’existence même des termes auxquels elles se rapportent.

  • Le mot composé “mono-cerveau” désigne une pensée humaine se limitant à une réflexion brute, sans recul, proche de l’obsession.
  • À l’inverse, le “stéréo-talent” renvoie à un talent double, une habileté multiple.

Un artiste aux multiples facettes

Alors que tant de musiciens peinent à connaître un jour le succès (si tant est qu’il soit un objectif louable), Quentin Dupieux a lui été reconnu non seulement pour sa musique, mais aussi pour ses talents de réalisation cinématographique. L’existence de ces artistes doublement talentueux paraît se faire de moins en moins rare de nos jours. La plupart de ces doubles parcours touchent à la réussite par le biais de la reconversion, c’est-à-dire une première carrière à succès dans un domaine, suivie d’une seconde dans un nouveau. Pour autant, il ne faut pas confondre le parcours de Quentin Dupieux et celui de notre cher Yannick Noah. Quentin Dupieux se définit lui-même (en ironisant) comme doté d’un “mono-cerveau”, difficilement capable de prendre le recul nécessaire à l’élaboration d’une “double-carrière” artistique.

Que peut-on apprendre de son parcours ?

Quentin Dupieux a simultanément construit une carrière à la fois musicale et cinématographique. Il fait partie des rares Français à pouvoir se targuer d’avoir produit des hits internationaux (Flat beat…), réalisé un clip pour Marilyn Manson, et tourné plusieurs long-métrages avec le gratin du cinéma français. Pour autant, il compose une musique aux sonorités brutes et s’attache à une réalisation pleine de fantaisie, aux antipodes des standards d’accessibilité actuels. En effet, l’une des particularités du succès de Quentin Dupieux réside dans la singularité exacerbée de sa création.

Un aperçu de ses réalisations

Flat beat

Mr Ozio – Flat beat

Le Daim

Bande Annonce – Le Daim (2019)

Un parcours plutôt qu’une carrière

Dans l’idée trop répandue du chemin vers le succès, l’artiste aurait inévitablement à troquer sa singularité contre sa popularité. Autrement dit, le succès populaire ne s’entendrait qu’au prix d’un “lissage” artistique, unique moyen de plaire au plus grand nombre. Le parcours de Quentin Dupieux symbolise l’inverse de cette idée. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que son évolution musicale se forme en partie au sein du label parisien Ed Banger Records (Daft Punk, Justice… image de succès à la fois populaire et au style pourtant assumé).

Le succès de Quentin Dupieux vient peut-être en partie de sa négation même de l’idée de “carrière”. Il affirme se sentir “à chaque film comme si c’était le premier”, plein d’incertitudes, simplement animé par l’envie de réaliser. Éloigné des considérations trop économiques, des potentielles conséquences négatives d’un nouveau projet raté, Quentin Dupieux construit paradoxalement l’une des progressions les plus longues et impressionnantes du cinéma et de la musique française. Nier l’idée même de carrière semble dès lors être le moyen de s’extirper du piège du succès.  Précisément, cette notion de carrière se rattache au monde professionnel, dans lequel l’édulcoration de la personnalité représente sinon une nécessité, du moins un risque extrêmement répandu. La démarche même de construction de “carrière” artistique semble inévitablement mener au sacrifice de la singularité pour la popularité.

Quentin Dupieux, alias Mr. Oizo dans l’univers musical, ne vise pas le succès ; mais l’épanouissement artistique et créatif à l’état pur. Il ne peut s’empêcher de créer, et ne crée pas pour plaire. On pourrait citer certains de ses films les plus extraordinaires pour comprendre sa démarche : Rubber ou l’histoire d’un pneu dangereux et menaçant, Mandibules ou le parcours de deux amis qui découvrent une mouche géante dans leur coffre…

Rubber

Bande Annonce – Rubber

Mandibules

Bande annonce – Mandibules (2020)

Résumer le travail de Quentin Dupieux à celui d’un créateur trop spécial et trop chanceux serait néanmoins inexact. S’il avoue lui-même que son succès musical a été “un accident”  – lié au succès du titre Flat Beat – ce n’est pas le cas dans le cinéma. Adepte des vidéoclubs depuis son enfance, Quentin Dupieux travaille l’image depuis son plus jeune âge. D’abord avec l’aide de ses amis – il raconte d’ailleurs : “même s’il manquait trois acteurs, je tournais quand même, même si ça risquait d’être raté”. Cette envie de réaliser le poussera à apprendre, sur le terrain, le fonctionnement du cinéma. Il assume aussi pleinement avoir besoin de têtes d’affiche pour “faire gober” ses films. Faire un film avec Jean Dujardin n’est pas pour lui le moyen de faire un film bankable, mais un élément qui lui permet d’emmener le public plus loin dans la fantaisie.

Autodidacte, c’est de cette manière d’apprendre que découle son style. Il envoie ses premières réalisations aux programmes courts de Canal +, puis enchaîne rapidement avec ses premiers longs métrages. C’est à ce travail de longue haleine que Quentin Dupieux doit sa reconnaissance mondiale. En concert à Coachella, nominé à Cannes, Quentin Dupieux réussit à briller dans la musique et dans l’image. Sans “plan de carrière”, mais fort de son envie de créer. La passion avant la reconnaissance, c’est parfois ce qui n’est plus assez au centre du monde de la production. Le “mono-cerveau” comme moteur de création inédit paraît finalement redonner de la force à la simplicité comme façon de créer.

Neil Mokaddem