Si nous n’avons plus la possibilité d’aller au théâtre depuis près de 8 mois, nous pouvons toujours en parler et nous souvenir des œuvres qui nous ont marquées. Les pièces de Wajdi Mouawad constituent un corpus qui bouleversent aujourd’hui le théâtre contemporain. Par son esthétisme, son écriture et sa mise en scène, l’auteur déploie sur scène un univers entier dans lequel il plonge ses spectateurs comme une urgence vitale. On ne ressort jamais intact d’une pièce de Wajdi Mouawad.
Wadji Mouwad, un metteur en scène contemporain
Écrivain, auteur, metteur en scène et acteur, Wajdi Mouawad est né en 1968 au Liban où il reste jusqu’à l’âge de ses 8 ans. La guerre oblige sa famille à émigrer en France un premier temps avant de rejoindre le Québec où il créera ses premiers spectacles. Il prend la direction du théâtre des Quat’Sous à Montréal dans les années 2000, célèbre théâtre d’avant-garde, où il commence à questionner la tragédie grecques et antique. Mais c’est avec le cycle du Sang des promesses, que Mouawad s’impose sur la scène contemporaine. Il est en effet l’artiste associé à la 63ème édition du Festival d’Avignon en 2009 avec la représentation de Littoral, Incendie, Forêt, Ciels qui a duré onze heure d’affilée. Il est nommé directeur artistique du théâtre français du Centre national des Arts d’Otawa de 2007 à 2012 et devient parallèlement artiste associé au Grant T à Nantes. A partit avril 2016 il est nommé directeur du théâtre national de la Colline à Paris, un des six théâtres Nationaux français (la Comédie-Française, l’Odéon, Chaillot, le TNS, l’Opéra-Comique).
La renaissance de la tragédie antique
Les œuvres de Mouawad trouvent leurs sources à travers les épisodes de la vie de l’auteur, mais également à travers l’influence importante de la tragédie grecque. En effet son écriture est souvent qualifiée de théâtre du récit et populaire. Mouawad est véritablement marqué par la narration, par l’envie de raconter des histoires, de retrouver un sens et une identité. Il souligne dans une émission pour France Culture, que son histoire personnelle est déconstruite, morcelée sans aucun début ou de fin précise, marquée par la guerre et par l’exil. Le théâtre lui offre ainsi la possibilité de réparer les plaies de l’histoire, de retrouver une identité. Il relie ainsi la tragédie collective à la quête personnelle. Le dramaturge se consacre par ailleurs depuis 2011 à remettre en scène les 7 tragédies de Sophocle sous 3 opus Des Femmes (Antigone, Electre, Les Trachinienne), Des Héros (Ajax et Œdipe Roi), Des Mourants (Philoctète et Œdipe à Colonne).
En somme l’auteur puise son inspiration dans la tragédie grecque. Celle-ci soulève en effet des questions sur le pouvoir et la démesure à travers un récit enflammé se déroulant comme une « machine infernale » (pièce de Jean Cocteau). A l’image de Sophocle et d’Euripide, Mouawad interroge fiévreusement l’histoire, la société, l’enfance, l’ordre établi tout aspirant à la poétisation du présent. Dans Tous des Oiseaux ou Incendies, on trouve des récits qui se succèdent et se croisent sans jamais perdre le spectateur, et qui s’achèvent dans la démesure la plus cruelle sans donner de réponse. (Guerre Israëlo-palestienne, Guerre du Liban). La structure très narrative qu’il reprend de l’héritage antique contient ainsi une abondance de possibilités dramatiques. Mouawad fait ainsi renaitre la tragédie antique dans ce qu’elle a d’effroyable et d’inéluctable, tout en nous offrant un récit où la parole se libère et où la reconstruction est possible. Le dramaturge apporte ainsi une poésie « personnelle » des mots.
Une nouvelle forme de théâtre
A sa manière Wajdi Mouawad participe à une renaissance du théâtre par son esthétisme et par les différentes formes d’écriture qu’il exploite.
Son travail de mise en scène utilise diverses techniques comme la danse, la musique et surtout les nouvelles technologies dans l’espace scénique. Il a souvent recours à la vidéo, la projection de photos, des effets sonores, la voix off, ou le téléphone pour enrichir le parcours de ses personnages. Par exemple dans Incendies, le spectateur assiste à un moment à une projection de photos sur tous les murs du théâtre de tous les protagonistes de la pièce, ce qui pourrait s’apparenter à une convocation. L’espace théâtrale qui était auparavant fermé sur une scène classique, est alors ouvert et éclaté, permettant d’offrir un cadre spatio-temporelle plus large au déroulement du récit. Le comédien n’est plus alors le seul acteur de l’action, puisque le processus scénique peut parfois prendre plus d’importance que le jeu.
Mais c’est surtout dans la forme de son écriture que Mouawad tend vers une nouvelle forme de théâtre. En effet le spectateur est accueilli à prendre part à l’expérience qui se déroule sur scène. Dans son interview à France Culture, le dramaturge explique qu’il « cherche à donner des histoires porteuses d’émotion, l’émotion est écriture, les larmes sont écriture. Arriver jusqu’aux larmes n’est pas un acte de séduction, c’est une expérience qui est amenée à vivre ensemble, il y a quelques choses qui se lie entre le regard du jeune spectateur et en ce qui se passe sur scène. Dans Incendies, il y a cette phrase : « Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux. » Être ensemble, c’est ce que le théâtre rend possible et ce qui m’importe. » Mouawad souhaite donc que le spectateur soit inclus dans ce théâtre ouvert, qu’il puisse avoir accès à un « témoignage authentique de l’existence humaine tant par les mots que par les images ».
Vers un théâtre politique et épique ?
Cependant, si la volonté de Mouawad tend vivre une expérience émotionnelle unique, on peut remarquer que les thèmes de ses pièces sont souvent ancrés dans le présent inspiré de l’actualité, de l’histoire ou de la politique. Ainsi l’émotion est teintée de violence, de colère, de guerre de quête et de lutte. Si l’on peut penser que le théâtre de Mouawad est politique car il parle de faits, à mon sens il cherche à montrer la tragédie épique selon laquelle notre monde se déroule. Selon lui, le théâtre permet d’être le prisme de révélation de cette tragédie, « Avec la guerre et l’exil, la nécessité de prendre la parole était devenue tellement urgente : je voulais exprimer un cri, (…) je voulais déposer des bombes dans la tête des gens ; cette bombe, c’étaient la narration et l’émotion qu’elle transmettait ; je voulais que les spectateurs sortent bouleversés, fracassés après le spectacle. Pour moi, le théâtre est une forme d’attentat ; car le spectateur est innocent, il vient, il s’assoit, il ne sait pas ce qu’il va voir et puis… Boum ! Il sort bouleversé par ce qu’il a vu et entendu. » Le théâtre est ainsi pour Mouawad une loupe qui permet au spectateur d’être témoin de la violence du monde.
Ainsi on pourrait définir le théâtre du directeur de la Colline comme épique par les dilemmes qui se présentent aux personnages. Si l’on n’est pas restreint à un dilemme raison/cœur racinien, c’est tout de même des héros épiques qui structurent les pièces de Mouawad. Il cherche en effet à recréer des protagonistes qui cherchent à résoudre l’équation de leur vie, leur identité, et derrière cela parvenir à la beauté. Le spectateur n’assiste pas un drame racinien, mais bien à une révélation : la peur, la violence, les doutes vont se transformer en poésie, en source de beauté.
Marina Rathle
Bibliographie :
– Le théâtre est une forme d’attentat, entretien avec Wajdi Mouawad par Nathalie Sartou-Lajus
– Wajdi Mouawad : un nouvel espace pour le théâtre, Massimo de Giusti
– Wajdi Mouawad : un théâtre politique ? Celine Lachaud
– France culture, Emission les MasterClass 27/09/2020 Wajdi Mouawad, « Il y a une ligne, une éthique qui se joint au geste de la création et qui devient une véritable vocation »
– Site web de Wajdi Mouawad, https://www.wajdimouawad.fr/wajdi-mouawad/biographie