Arrêter le temps pour contempler l’espace : à la recherche des lectures contemplatives.

Pourquoi se préoccuper aujourd’hui de notre aptitude à la contemplation ? Pourquoi faut-il la cultiver avec le même soin que nous mettrions à cultiver notre jardin ?

Sortir du flux.

La plus grave conséquence de l’ingérence des réseaux sociaux dans notre vie a été très justement pointée par Michel Houellebecq lorsqu’il a présenté son livre Anéantir à La Sorbonne. Faire partie d’un réseau social, c’est être capté, balayé par un flux. Être dans le flux, c’est selon l’auteur, ne plus être. Sur le fil d’actualité d’une page de réseau social, notre doigt « scroll », notre regard se perd dans le fouillis des informations qui éclatent toutes en même temps devant nos yeux, notre attention saute à n’en plus en finir de publication en publication. On « zone ».

Dès lors, au fur et à mesure que nous nous laissons prendre dans la furia du flux, nous nous appartenons plus nous-même. La contemplation apparait alors comme une disposition d’esprit qui peut nous sortir du flux pour reconquérir notre être. Plusieurs textes de notre littérature nous aident à le comprendre.

Se laisser émerveiller.

Une fois prise la courageuse décision de s’extirper du flux et du reflux pour se retrouver pleinement, on reconnait plusieurs vertus à la contemplation.

La contemplation apparait au premier abord comme une admiration, un temps d’arrêt pour savourer ce qu’il nous est donné de voir.

Trop vite peut-être, on associe le contemplateur à la figure du romantique. La contemplation devient alors un point de fuite, une suspension du temps, la création d’un espace mental, de projection d’images. A la nature se superpose l’état de l’âme contemplatrice. 

A ce titre, la contemplation apparait chez des auteurs comme Baudelaire et Flaubert comme une fulgurance, une transfiguration, une révélation, un éveil brutal à ce qui nous entoure. Elle nous permet de saisir l’intensité d’un moment.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

                                      Baudelaire, Les Fleurs du mal, « A une Passante »

Ce fut comme une apparition (…).


Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. (…) Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait.

Flaubert, L’Education Sentimentale, « Ce fut une apparition »

La contemplation : prière et ardeur salvatrice.

Retenons-nous le plus longtemps possible de céder à la tentation d’associer celui qui contemple au personnage romantique. Il nous serait donné dès lors d’explorer plus attentivement ce que nous apporte la contemplation.

Car, des effets allant aux causes,
L’œil perce et franchit le miroir,
Enfant ; et contempler les choses,
C’est finir par ne plus les voir.

La matière tombe détruite
Devant l’esprit aux yeux de lynx ;
Voir, c’est rejeter ; la poursuite
De l’énigme est l’oubli du sphinx.

Il ne voit plus le ver qui rampe,
La feuille morte émue au vent,
Le pré, la source où l’oiseau trempe
Son petit pied rose en buvant ;

ll boit, hors de l’inabordable,
Du surhumain, du sidéral,
Les délices du formidable,
L’âpre ivresse de l’idéal ;

Son être, dont rien ne surnage,
S’engloutit dans le gouffre bleu ;
Il fait ce sublime naufrage ;
Et, murmurant sans cesse : — Dieu, —

De chacun d’eux s’envole un rayon fraternel,
L’un plein d’humanité, l’autre rempli de ciel ;
Dieu les prend et joint leur lumière,
Et sa main, sous qui l’âme, aigle de flamme, éclôt,
Fait du rayon d’en bas et du rayon d’en haut
Les deux ailes de la prière.

Victor Hugo, Les Contemplations, « Magnitudo Parvi »

Elle me dit, un soir, en souriant :
– Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesse
Le jour qui fuit, ou l’ombre qui s’abaisse,
Ou l’astre d’or qui monte à l’orient ?
Que font vos yeux là-haut ? je les réclame.
Quittez le ciel; regardez dans mon âme !

Dans ce ciel vaste, ombre où vous vous plaisez,
Où vos regards démesurés vont lire,
Qu’apprendrez-vous qui vaille mon sourire ?
Qu’apprendras-tu qui vaille nos baisers ?
Oh! de mon coeur lève les chastes voiles.
Si tu savais comme il est plein d’étoiles !

Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons,
Tout est en nous un radieux spectacle.
Le dévouement, rayonnant sur l’obstacle,
Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.
Le vaste azur n’est rien, je te l’atteste ;
Le ciel que j’ai dans l’âme est plus céleste !

C’est beau de voir un astre s’allumer.
Le monde est plein de merveilleuses choses.
Douce est l’aurore et douces sont les roses.
Rien n’est si doux que le charme d’aimer !
La clarté vraie et la meilleure flamme,
C’est le rayon qui va de l’âme à l’âme !

Victor Hugo, Les Contemplations, « Un soir que je regardais le ciel »

Chez Hugo, la contemplation est l’occasion d’une prière, d’une communion avec Dieu.

Dans la poésie d’Albertine Sarazin, orpheline, délinquante récidiviste et poétesse du XXème siècle, la contemplation devient source d’une ardeur salvatrice, capable de briser les barreaux d’une cellule. Décédée à l’âge de 29 ans tout en ayant passé près de 10 ans de son existence en prison, la cellule est devenue pour la poétesse le lieu privilégié pour se tenir à l’écoute du dehors.

Ce qu’il y a de décisif dans la contemplation :

La littérature nous offre une série considérable de « lectures contemplatives » qui creusent dans la linéarité de nos vies fuyantes une épaisseur vitale pour ressaisir notre être dans sa globalité. Cette épaisseur vitale nous est donnée dans la contemplation. A l’image des textes présentés plus haut, qui sait y goûter pourra s’extirper du flux, et pourra de nouveau être.

Côme Chirol

En attendant Bojangles – La tempête d’un amour maladif

Le 06 février dernier, je me suis rendue au cinéma pour aller voir le film « En attendant Bojangles » de Régis Roinsard. 

Pour poursuivre la lecture de cet article, je vous propose d’écouter en même temps cette playlist du film, elle vous plongera dans un univers aux mille sonorités, de l’orient jusqu’en Argentine : https://open.spotify.com/album/6zaUIV18Hyfm99ivyJDf3V?si=BPbR3CroSOyw0s_dLWXnMA

Ce long-métrage est tiré du livre d’Olivier Bourdeaut publié en 2016. Le récit originel avait déjà été adapté en BD ou en pièce de théâtre. C’est une grande première au cinéma et c’est Régis Roinsard qui a relevé haut la main le défi de cette réalisation. C’était un pari risqué après le succès que le livre avait lui-même connu, dès les premières semaines de sa publication. En effet, il a reçu de nombreux prix littéraires tels que le prix France Télévisions, le Grand prix RTL-Livre et le prix du roman des étudiants France Culture – Télérama. 

Le film nous plonge dans l’intimité d’un couple qui vit et évolue dans un univers à la fois bouleversant et magique. Camille, qui est atteinte de schizophrénie et de bipolarité et Georges, atteint par l’amour inconditionnel qu’il lui porte. Elle, interprétée par une Virginie Efira solaire mais tristement lunaire, lui, par un Romain Duris aussi charmant que bouleversant. Ces deux acteurs sont accompagnés par le jeune Solàn Machado-Graner, qui incarne leur fils. Ce trio parvient à trouver l’équilibre parfait pour nous livrer avec intensité cette histoire surréaliste qui prend place dans de magnifiques décors, hauts en couleurs, à l’instar de ce duo d’amoureux fous, formé par Camille et Georges. 

De la folie à la maladie 

Dès le début du film, nous comprenons que le couple n’a rien d’un couple ordinaire. Ils n’ouvrent jamais leur courrier, ils se vouvoient et sont accompagnés d’une grue demoiselle en guise d’animal de compagnie.Et pour cause, le couple évolue dans un monde imaginaire en incarnant toutes sortes de personnages fictifs, un jour couple danseurs de tango, un autre marquis et marquise, selon les désidératas de Camille. Il s’agit certes à première vue d’un jeu épuisant. Pourtant, nous comprenons rapidement que cette fantaisie est la condition même de leur bonheur, leur unique échappatoire face à l’oppressante réalité qui se cache derrière la maladie mentale de Camille. 

Au fil de ses métamorphoses, Camille nous plonge dans la dureté et la réalité de la maladie et cela atteint son paroxysme au moment où elle incarne un général de guerre. Un général en guerre contre la maladie, sa propre maladie, qui affecte de plus en plus ses proches. 

C’est d’ailleurs à travers les yeux et les larmes de son fils que nous prenons conscience des impacts d’une maladie certes connue mais encore incomprise. Du haut de ses 10 ans, son fils l’accompagne dans ses folies tant qu’elle rigole et qu’elle sourit, mais dès qu’elle est rattrapée par ses épisodes, la magie se rompt et ses larmes coulent inévitablement sur le visage de cet enfant, et du spectateur.

En effet, nous pouvons la voir alterner entre phases de bonheur intense, d’extrême tristesse ou d’extrême paranoïa. Qu’elle soit heureuse ou malheureuse, une seule chose reste stable tout au long du film, la chanson qu’elle écoute en boucle : ‘Mr Bojangles’ de Marlon Williams. Cette chanson semble la mettre en joie, l’apaiser, la détendre et lui donner envie de danser. 

 « La musique est la langue des émotions » (Kant)

La bande originale du film a été composée par Clare et Olivier Manchon, du groupe Clare and the Reasons. La musique rythme le film et donne un sens très juste aux images. Le film s’ouvre sur leur rencontre lors d’une réception autour d’un tango. Cette folle danse est d’ailleurs accompagnée par le titre Tango. Nous comprenons dès lors que cette danse est bien plus qu’une danse pour les deux amoureux, elle est ce qui les lient tout au long du film.  

Ils vont d’ailleurs reproduire cette performance lors d’une fête organisée dans leur château en Espagne, sur le titre Vamosaux sonorités espagnoles. Ainsi, dès le départ, la bande originale du film joue un rôle primordial. Au-delà des dialogues, c’est l’atmosphère sonore qui nous plonge véritablement dans la folie émotionnelle qui lie Camille et Georges. 

Un morceau en particulier constitue la colonne vertébrale du film. Le scénario avance au rythme de la célèbre chanson Mr Bojangles de Marlon Williams, reprise de la chanson originale de Jeffy Jeff Walkers chantée aussi par Nina Simone. Ce morceau est l’unique élément stable dans cet univers instable. Dans le roman comme dans le film, l’héroïne nourrit une fascination pour ce titre qui parfois apaise sa folie, ou la déclenche. 

Finalement, la bande originale de ce film traduit l’intraduisible, la frontière entre l’amour fou et la folie amoureuse. A la sortie de la séance de cinéma, la musique reste plus que les mots, en la fredonnant on se rappelle le film et on tente de mettre des mots sur les émotions que l’on a pu ressentir face à tout cet amour. 

L’amour avec un grand A

L’amour fou, l’amour irrationnel, le mal amour, l’amour tragique, l’amour passionnel sont autant de sujets évoqués dans ce film. Dès les premières scènes du film, nous assistons à un mariage peu conventionnel dans une chapelle abandonnée. Cette scène est l’occasion pour elle de lui promettre que «toutes celles qu’elle est vont l’aimer éternellement« . Lui, promet « d’aimer toutes celles qu’elle sera« .  Ces vœux prononcés dans un moment de folie sont le point de départ de cette ode à la joie. Une histoire d’amour, pleine de vie, de fêtes, d’amis et de fantaisie. 

Ce film nous montre également les concessions qui peuvent être faites dans un couple, d’autant plus lorsqu’un des deux est atteint de telles maladies mentales que sont la bipolarité et la schizophrénie. Georges est contraint de s’adapter à ses émotions. C’est une contrainte qu’il adore, face à laquelle il ne baissera jamais les bras même si cela implique de se mettre en danger. Camille ne peut vivre qu’avec la maladie, tout comme Georges ne peut vivre qu’avec elle. Leur amour vit grâce à son courage et à la confiance qu’il a en elle. 

Claire Iamarene

Sources:

https://www.vogue.fr/culture/article/en-attendant-bojangles-film-virginie-efira-romain-duris

https://www.cinezik.org/critiques/affcritique.php?titre=en-attendant-bojangles2021112415

RomComment : Comment, mais comment sont construites nos romcom préférées ?

RomComment c’est LE podcast qui décrypte et explique comment sont construites les romcoms les plus cultes de l’histoire du cinéma. Il a été créé en 2019 par deux amies fans de cinéma et grandes consommatrices de romcoms, Clara et Flore. 

Mais d’abord, c’est quoi une romcom ? 

Le terme romcom est tout simplement l’abréviation en anglais de romantic comedy (comédie romantique). Il s’agit d’un genre cinématographique dans lequel on retrouve des films culte comme Love ActuallyBridget Jones30 ans sinon rienCrazy stupid love et bien d’autres. Ces films appartiennent donc au genre de la comédie romantique. Leur but est de mêler amour et humour, en racontant sous fond de comédie une ou plusieurs histoires sentimentales entre les différents protagonistes. La comédie romantique cherche à faire rire le spectateur mais également à l’émouvoir, l’un n’allant pas sans l’autre dans ces films. 

Ce genre est très codifié. Chaque romcom s’articule autour d’un « tropes » différent. Le terme « trope » est également un terme anglais qui désigne des scénarios que l’on retrouve de manière récurrente dans les romcom et qui sont propres au genre. Ces tropes sont facilement identifiables par le spectateur, c’est d’ailleurs le but. Ils vont lui permettre, généralement, de deviner rapidement quelle sera l’issue du film. 

Parmi les tropes les plus célèbres, on peut citer celui du/de la meilleur.e ami.e, comme dans 30 ans sinon rien ou dans Que souffle la romance. Dans ces films l’histoire d’amour va être celle de deux meilleurs amis tombant amoureux. On trouve également le trop de la fausse relation, comme dans A tous les garçons que j’ai aimés ou dans Prête-moi ta main (film traité justement dans le dernier podcast sorti sur la chaine de Romcomment). Un des tropes les plus utilisés de l’histoire du cinéma est évidemment celui du bad boy et de la good girl. On peut retrouver ce trope dans des films qui ont marqué le public et le cinéma comme Dirty Dancing ou Grease, mais aussi des films moins marquant comme le très récent After.

Les films appartenant au genre de la romcom suivent donc tous plus ou moins la même construction. On va avoir en général un ou deux personnages principaux qui vont débuter une histoire d’amour dont nous, spectateurs, allons suivre les rebondissements pendant 90 minutes. On retrouve d’ailleurs dans tous les films du genre une certaine similitude dans la chronologie des événements. En ce qui concerne la fin, elle n’est pas toujours la même selon le trope choisi par les scénaristes, mais les romcoms se terminent presque toujours par un happy ending, où les deux personnages principaux réussissent enfin à vivre leur histoire d’amour. 

La création de Romcomment 

La création de ce podcast part tout simplement d’une soirée cinéma entre deux copines. Un soir où elles voulaient se détendre en visionnant un film d’une qualité assez médiocre, Clara et Flore décident de se rendre au cinéma pour assister à la projection du film After. Le film est un loupé monumental, mais les deux amis en rigolent pendant tout le film et en parlent ensuite comme d’un des plus gros « navets » qu’elles aient pu visionner. Quelque temps plus tard, alors qu’elles se retrouvent autour d’un verre avec des amis, elles leur racontent cette séance de cinéma qui fut à la fois catastrophique et hilarante. Elles se mettent en scène pour transmettre à leurs amis leur ressenti au moment du visionnage du film. Et alors que tout leur auditoire rigole avec elles, Clara dit à Flore sur le ton de la blague « mais on pourrait en faire un podcast ! ». 

Ni une ni deux les deux amis prennent l’idée très au sérieux. Elles créent une page Instagram, qui est un petit bijou visuel et coloré, plein de références cinématographiques. Flore travaillant dans la communication, c’est elle qui s’occupe de la gestion de cette page. Elles sortent ensuite en mai 2019 leur premier épisode : 30 ans sinon rien – Le meilleur ami. L’aventure de Romcomment était lancée. Depuis, nous pouvons les retrouver chaque mois dans un nouvel épisode traitant d’une romcom qu’elles ont visionné ou revisionné. 

Compte Instagram du podcast

Discussions entre amis …

C’est donc par amour pour ce genre cinématographique que Clara et Flore ont décidé de lancer leur podcast, mais c’est également pour convier leurs auditeurs à partager avec elles des moments similaires à celui qu’elles ont pu partager avec leurs amis lorsqu’elles leur ont raconté la projection d’After. Lorsqu’on écoute leur podcast, on a le sentiment d’être en train de boire un verre avec deux amies, de discuter, débriefer et débattre de ces films qui ont fait notre enfance et notre adolescence. 

Elles nous invitent chaque mois à partager avec elles entre 1h et 1h30 de discussions et à rentrer dans leur univers, en mêlant des éléments techniques, souvent apportés par Clara qui travaille dans l’audiovisuel, des anecdotes ou fun facts liés au film, mais aussi à leur vie personnelle. Elles poussent l’auditeur à se poser des questions sur ces films cultes en les confrontant à leur vision de femme adulte des années 2020. La plupart des films qu’elles présentent n’étant pas récents, ils ne concordent plus forcément avec la vision de l’amour et de la société des années 2020. Elles évoquent notamment des questions d’inclusion que ce soit en termes de représentation ethnique, d’orientation sexuelle, ou de vision de la femme…

Leur podcast est comme une petite douceur qui viendra vous réconforter et vous plonger dans un sentiment de nostalgie et de bienveillance, autour des plus grands chefs d’œuvre du genre de la comédie romantique. 

Cécile Dayre

Sources:

https://podcast.ausha.co/romcomment

https://podcast.ausha.co/romcomment/prete-moi-ta-main-l-la-fausse-relation).

https://www.instagram.com/romcommentlepodcast/?hl=fr

https://www.franceinter.fr/emissions/la-petite-philo/la-petite-philo-20-decembre-2018

Despo Rutti : La sincérité dans l’art peut-elle tout excuser ?

Dire que Despo Rutti est clivant serait probablement en-dessous de la réalité. Cet artiste originaire de Kinshasa, en République Démocratique du Congo, qui a débuté dans le rap en 1999, ne cesse depuis des années de provoquer des polémiques et de s’éloigner des codes de ce milieu, provoquant sa disparition progressive du paysage médiatique du rap français. A une époque où les thématiques politiques et existentielles semblent avoir disparu du rap et de la musique populaire en général, son parcours semble particulièrement atypique.

            Pourtant, à la fin des années 2010, Despo Rutti est considéré comme une tête d’affiche. Souvent désigné dans la catégorie des rois sans couronne, des artistes très écoutés mais n’obtenant pas de grandes ventes de CD à l’heure du piratage, il sort en 2006 « les Sirènes du charbon » et en 2010 « Convictions suicidaires », deux albums qui feront dates et inspireront plusieurs artistes par la suite, comme Freeze Corleone ou Kalash Criminel. Bien qu’il reprenne des thématiques habituelles dans le rap à l’époque, notamment les critiques des violences policières et du racisme systémique, il est déjà loin de faire l’unanimité, en raison de prises de position parfois controversées sur ces mêmes sujets, ou sur d’autres sujets historiquement sensibles dans le rap français. Il critique par exemple la religion, sujet presque tabou dans le rap français, le modèle que représente Tony Montana de « Scarface » pour les jeunes de cités, ou encore l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis.

En réalité, on retrouve déjà dans ces deux projets tout ce qui va provoquer son succès puis sa lente descente aux enfers. Despo tire sa spécificité de sa volonté d’être le plus sincère possible. De fait, ses morceaux témoignent de sa volonté à tout relativiser pour éviter d’être manichéen, y compris sur des sujets sensibles. Il dit lui-même « A chaque punchline, je perds un fan » : il veut être un artiste sans concession, qui décrit ses pensées et ses émotions sans les altérer. Pour cela, son style s’affranchit de nombreuses considérations techniques, et se constitue surtout de phrases simples et puissantes, destinées à transmettre sa douleur face aux injustices de la vie. La plupart des thématiques qu’il aborde, y compris politiques, sont toutes liées à de grandes interrogations existentielles sur la religion, les relations entre les hommes, ou sur l’existence elle-même

« Je n’ai pas choisi de naître mais j’ai battu un million de spermatozoïdes à la course seul. Je mourrai seul »

Despo Rutti, Destination Finale

Despo décrit sa souffrance et ses incertitudes dans des morceaux souvent très puissants, comme Douleur de croissance ou Innenregistrable, qui sont encore cités aujourd’hui comme des références, entre autres par le rappeur Shone. 

            Après 2010, cependant, la carrière de Despo Rutti connaîtra un tournant majeur. Après un album en commun avec Mokhless et Guizmo en 2013, qui sera un échec commercial majeur (environ 200 ventes), Despo disparaît des radars pour ne revenir qu’en 2015, d’abord avec un EP nommé « Clé Boa », puis avec un album en 2016, « Majster ». En conflit avec son label, il choisit de vendre son album uniquement dans certains points de vente précis. Cet événement acte son évolution : il se consacre désormais à une musique moins destinée au grand public, mais qui lui permettra d’être plus créatif et d’aborder tous les sujets qui lui tiennent à cœur. Le ton de l’album est donc plus dur. En plus de ses thématiques habituelles, Despo Rutti, qui prend pour l’occasion le pseudo de Majster, évoque sa conversion au judaïsme, et le sentiment d’avoir trouvé une raison d’avancer. Moins existentiels qu’avant, ses thèmes deviennent plus provoquants ; ses certitudes semblent lui permettre de se placer au-dessus des autres hommes. Le nom même de son album et de son pseudonyme, « Majster », signifie en polonais « Dominant ».

« appelle-moi Majster… C’est Majesté »

Despo Rutti, Majster

            Durant la suite de sa carrière, Majster embrasse de plus en plus ces nouvelles thématiques. De plus en plus provoquant, il ne laisse plus aucun filtre dans sa musique, et y fait parfois transparaître des accès de violence exceptionnels, parfois contre des communautés entières, notamment la communauté musulmane. Dans J’ai plus d’ennemis que Gainsbourg, qui est sans doute son morceau le plus provoquant, il tient des propos très controversés sur l’avortement et la sexualité. Il dira plus tard que ses troubles psychiatriques étaient liés à son art, notamment dans ses rapports avec la spiritualité, le mensonge, la violence et le refus du monde dans lequel on vit. Encore aujourd’hui, Despo, devenu très productif, publie régulièrement de nouveaux morceaux qui s’affranchissent souvent complètement des codes du rap, et qui lui permettent d’explorer sa psyché au maximum.

            Le parcours de Despo Rutti nous pose la question de la sincérité dans l’art. De par sa liberté artistique, il a pu tout dire sur tout, provoquant sur tous les sujets, se coupant peu à peu du reste de l’industrie musicale et de son public. Au sein d’un art que l’on considère comme de plus en plus aseptisé ou dépourvu de sens, il apporte une réponse d’une extrême violence. Son exploration de ses pensées et sa manière de les retransmettre le plus sincèrement possible, qui nous est souvent insupportable, lui permet parfois d’atteindre des émotions d’une puissance absolue. Son œuvre est difficilement abordable, à la fois musicalement et moralement, et reste un objet difficile à définir et à manipuler. Mais elle exprime avant tout une humanité tellement profonde qu’elle est bien au-delà de la pudeur, et devient, de fait, aussi pardonnable que l’humain peut l’être. 

Olivier Dabas

Sources : 

https://www.booska-p.com/musique/actualites/les-rois-sans-couronne-du-rap-francais/

https://www.mouv.fr/rap-fr/la-malediction-de-despo-rutti-232597

https://www.vice.com/fr/article/65bny5/despo-rutti-cle-boa-interview-2015

https://generations.fr/news/musique/37070/despo-rutti-vendra-son-album-de-la-main-a-la-main

https://www.abcdrduson.com/interviews/despo-rutti/

https://www.booska-p.com/musique/kalash-criminel-cite-les-deux-albums-qui-lont-le-plus-inspire/

https://rapunchline.fr/rap-francais/rapgame/despo-rutti-parle-premiere-de-troubles-psychologiques-a-television-video.html?fbclid=IwAR0TxUz7tcw4WJ-l47VYQR51QIHIma9SJDzIQfX2vc-yb4Vm39o013yGmO8

Musique italienne : un rinascimento ?

L’Eurovision comme tremplin

Passé presque inaperçu dans l’Hexagone, le 72ème festival de Sanremo s’est conclu il y a peu sur une victoire magistrale de Mahmood et Blanco. Ce festival, sorte d’immense téléréalité musicale, diffusé sur Rai 1 (l’équivalent de France 2), avec son lot de polémiques, de dramas et de talents (tout de même), vise à désigner le représentant transalpin à l’Eurovision. Avec en moyenne 12 millions de téléspectateurs et 60% de part de marché, le festival a une nouvelle fois montré sa puissance et sa popularité.

Et le cru 2022 semble, de nouveau, annoncer du beau pour l’Italie. La chanson Brividi a, dès sa sortie, battu tous les records et même fait une entrée fracassante dans le top 50 mondial de Spotify. Le clip, sorti il y a à peine un mois, cumule déjà 41 millions de vues. Phénomène italiano-italien ? Loin de là.

L’année précédente, l’Eurovision avait déjà été remporté par le désormais célèbre groupe de rock Måneskin, et sa chanson Zitti e buoni. De même, le nom de Mahmood évoque certainement des souvenirs : représentant de l’Italie à l’Eurovision 2019 (il avait donc gagné Sanremo également), sa chanson Soldi a fait fureur à travers toute l’Europe et fait de lui l’Italien le plus écouté de toute l’histoire avec plus de 100 millions d’écoutes sur Spotify et 170 millions de vues sur Youtube.

Photo du groupe Måneskin

Si les succès de Mahmood et de Måneskin sont marquants, ils n’en demeurent pas moins les héritiers d’un mouvement remontant aux années 2010.

Le reggaeton à la sauce italienne

En 2015, sort le super-hit Roma-Bangkok de la rappeuse Baby K (singapourienne d’origine) et de la chanteuse Giusy Ferreri. Cette chanson aux airs de reggaeton profite d’une dynamique favorable liée à l’explosion de deux styles de musiques urbaines : le reggaeton, venu d’Amérique Latine et le rap. La chanson est un immense succès : diffusée sur toutes les radios d’Europe, dont NRJ – la plus importante du continent – mais aussi sur Shazam où elle est shazamée plus de 3 millions de fois (trois fois supérieur à Soldi de Mahmood en comparaison) ou encore sur YouTube où c’est la chanson italophone la plus vue avec 280 millions de vues (en France, le tube est resté 24 semaines au top 25).

Forte de ce succès, Baby K n’a cessé de renouveler la recette. Ainsi, sont sortis Voglio ballare con te en 2017 (181 millions de vues sur YouTube), Da zero a cento en 2018 (216 millions), Playa en 2020 (66 millions) et enfin, Non mi basta più avec la célébrissime Chiara Ferragni en 2021 (81 millions).

L’explosion du rap

Notre enfermement hexagonal a effacé en partie les récents succès de l’Italie. Cela peut paraître anecdotique, mais des rappeurs comme Guè Pequeno ou Sfera Ebbasta, dont les noms ne nous disent rien, sont pourtant plus écoutés que Damso ou Aya Nakamura sur Spotify. Pourquoi alors parler là aussi d’un Rinascimento ?

Le succès de Mahmood, rappeur milanais, homosexuel et d’origine égyptienne, aux antipodes de la société voulue par Matteo Salvini, est un premier exemple de ce succès international. Son titre Soldi, dont le texte profond et sérieux écrit en italien et en arabe, parle de l’absence du père et de parentalité, a pourtant touché les radios de France, de Belgique, de Russie, d’Ukraine et même jusqu’en Australie.

En Italie, le rap politique détient une place extrêmement importante. Ainsi, comment ne pas parler de Fedez, l’ennemi numéro 1 de La Lega (parti d’extrême droite italienne, dirigé par Matteo Salvini). Fedez, qui soutient de son côté le Mouvement 5 Etoiles, est une véritable star. Il totalise actuellement 900 millions de vues sur YouTube seul (1,5 milliards en ajoutant son duo avec J-Ax) avec 1 clip ayant dépassé les 200 millions de vues et 4 à plus de 100 millions dont le tube de l’été 2021, Mille. Sa popularité s’est d’autant plus accrue qu’il s’est marié avec l’influenceuse Chiara Ferragni, suivie par 27 millions de personnes sur Instagram. Les deux ont même eu droit à une série-réalité à succès sur Amazon Prime : The Ferragnez. Fedez, ultra populaire, anime par ailleurs la version italienne de l’émission Lol – Lol : chi ride è fuori (Lol : qui rit sort).

Une stratégie d’internationalisation 

Que cela soit dans le reggaeton, la pop ou le rap, les artistes italiens comptent influencer le monde de la musique. Ainsi, ils adoptent une double stratégie d’internationalisation.

Tout d’abord, nombre d’artistes profitent de la proximité culturelle et linguistique avec les autres langues latines. De cette façon, le rappeur Ghali (d’origine tunisienne), a fréquemment des passages en français, en espagnol ou en portugais dans ses chansons. De même, certains artistes font des doubles versions de leurs chansons comme le chanteur Fred de Palma, très entendu en période estivale, faisant toujours des versions en italien et en espagnol de ses chansons, notamment Una volta ancora / Se illuminaba en duo avec l’espagnole Ana Mena. De même, les chanteurs de reggae Rocco Hunt et le groupe Boomdadash connaissent beaucoup de succès en Europe et en Amérique du Sud, avec par exemple le titre A un passo dalla luna (de nouveau avec Ana Mena).

La célèbre Elettra Lamborghini (nièce du constructeur automobile, star de téléréalité en Grande-Bretagne et en Amérique Centrale, cumulant 7 millions d’abonnés sur Instagram) a par exemple débuté sa carrière avec un album entièrement en espagnol (contenant le super-hit Pem Pem).

Les artistes italiens multiplient également les featurings internationaux. Ainsi, Fred de Palma a collaboré avec la superstar brésilienne Anitta, Ghali a chanté Jennifer avec l’algérien francophone Soolking, la rappeuse Anna a travaillé avec le marseillais Jul, Baby K avec le groupe de DJ Major Lazer, le rappeur Sfera Ebbasta avec le colombien J Balvin (l’un des 10 artistes les plus écoutés sur Spotify) ou encore Elettra Lamborghini avec rappeur Pitbull.

Une nouvelle vague

Si dans les années 2000 à 2010, la musique Italienne qui s’exporte est essentiellement portée par le mouvement Eurodance, connus à travers des DJs comme Eiffel 65 (Blue (da ba dee)) ou Gigi d’Agostino et par la pop et le rock, avec Laura Pausini ou encore Zucchero, ces artistes chantaient alors dans d’autres langues que la leur, et leur nombre était limité.

Aujourd’hui, depuis le premier succès de Baby K, la musique italienne parvient à s’exporter, notamment en Méditerranée, en Europe de l’Est et en Amérique du Sud. Peut-être que la porte ouverte par ce succès, et portée par le reggae, le reggaeton et le rap peut permettre au monde de découvrir le vivier de talent de la Péninsule.

Arthur Echerbault

Sources:

https://grandimagazziniculturali.it/2018/12/musica/

https://www.lastampa.it/spettacoli/musica/2019/08/01/news/soldi-di-mahmood-supera-i-100-milioni-di-streaming-su-spotify-nessun-italiano-come-lui-1.37289197

https://www.repubblica.it/spettacoli/musica/2019/06/19/news/mahmood_maturita_fake-229156089/ Spotify top 1000 . (s.d.). Récupéré sur https://kworb.net/spotify/artists.html

Symbola, F., Madeddu, P., & FIMI. (2018). Io sono cultura 2018.

https://it.wikipedia.org/wiki/Baby_K

Les 26 œuvres restituées au Bénin, où en sommes-nous ?

En 2018, le gouvernement français annonce la restitution de 26 œuvres à la République du Bénin, en 2020 le projet de loi est adopté par l’Assemblée nationale et, enfin, le 10 novembre 2021, une foule est réunie pour assister au retour du trésor sur ses terres d’origine. Aujourd’hui, que sont devenues ces œuvres et qu’elles sont les conséquences de cette restitution sur les pratiques muséales ?

Ces prises de guerre par les troupes coloniales françaises en 1892, après les affrontements du Dahomey, sont des témoignages uniques de ce royaume ayant régné sur la partie sud de l’actuel Bénin au XVIIIème et XIXème siècles. Les 26 œuvres du trésor royal d’Abomey furent conservées au musée d’Ethnographie du Trocadéro en 1893, puis au musée de l’Homme en 1937 et étaient jusqu’alors conservées au musée du Quai Branly Jacques Chirac. Parmi ces œuvres se trouvent des statues royales anthropo-zoomorphes, des portes en bois sculptées ou encore des trônes, témoignant d’un savoir-faire et d’une culture propre à ce peuple. En effet, le développement de l’artisanat et des arts régionaux faisait partie intégrante des règnes des rois du Dahomey.

Pour la population béninoise, cette restitution est un tournant mémorable pour l’histoire du pays. « Je frissonne à l’idée d’observer de plus près ces trésors royaux, notamment les trônes de nos ancêtres. C’est inimaginable. Du haut de mes 72 ans, je peux mourir en paix, une fois que je les aurais vus » a confié Dah Adohouannon, un dignitaire et chef de collectivité à l’AFP. En effet pour ce pays d’Afrique de l’Ouest, il s’agit d’une question de dignité et de fierté nationale que de voir revenir sur le territoire ces œuvres empreintes de symbolique et de sacralité, en témoignent les centaines de Béninois et Béninoises venus accueillir le convoi.

C’est donc sous le signe de l’émotion que le président béninois Patrice Talon a déclaré que « c‘est le symbole du retour au Bénin de notre âme, de notre identité, ce retour du témoignage de ce que nous avons été, de ce que nous avons existé avant ». Les œuvres du trésor d’Abomey seront l’occasion de reconstruire la mémoire des peuples spoliés, mais aussi de stimuler l’unité nationale autour de cet héritage commun.

Pourtant, les œuvres ne sont pas encore tout à fait arrivées au bout de leur voyage. En attendant l’inauguration du nouveau musée d’Abomey prévue pour 2023, les artefacts ont été acclimatés durant deux mois, avant d’être exposés pendant trois mois dans le bâtiment présidentiel béninois puis à l’ancien fort portugais de Ouidah et à la maison du gouverneur, lieux emblématiques de l’esclavage et de la colonisation.

Par ailleurs, c’est une véritable collaboration qui s’est mise en place entre la France et le Bénin. La France a accordé un prêt de 25 millions d’euros au Bénin afin d’accompagner l’érection du nouvel établissement muséal. Deux conservateurs béninois sont aussi présents en France pour coordonner le retour des œuvres.

Cependant, cet événement questionne avant tout le fonctionnement des musées européens et de la législation en matière de restitution des biens culturels. Car si les biens patrimoniaux des Musées de France sont inaliénables et imprescriptibles, et qu’ils ne peuvent changer de propriétaire que par le recours à une loi contournant l’inaliénabilité, il semblerait que de tels processus deviennent de plus en plus courants.

Ceci part du constat, selon certaines études, que près de 90% du patrimoine culturel africain se situerait en dehors du continent. De plus, plusieurs autres pays africains ont aussi adressé des demandes de restitution à la France, dont Madagascar, le Sénégal ou encore le Mali. Ce serait ainsi au moins 90 000 objets d’art d’Afrique subsaharienne intégrés dans les collections publiques, selon le rapport de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr sur la restitution du patrimoine culturel africain.

Pour Felwine Sarr, économiste sénégalais, ces événements marquent le début de « l’âge de l’intranquillité » pour les musées occidentaux, une intranquillité face à la multiplication des actes militants en faveur de la restitution de ce patrimoine. L’auteur déplore la rétention de ces objets dans des établissements qui se veulent universalistes et l’imperméabilité de la société civile au débat. Une plus grande diffusion de ces problématiques permettrait pourtant de stimuler la réflexion autour de ces questions d’actualité afin d’envisager une nouvelle législation plus pertinente face aux enjeux actuels.

Dans les propos recueillis par Le Monde, Felwine Sarr confie penser « qu’il est possible d’aménager le droit français tout en respectant le principe d’inaliénabilité qui protège les collections du patrimoine. »

Pour autant, la France n’est pas le seul pays européen à émettre l’éventualité de restitutions. En Allemagne, le sujet prend plus de place dans le débat public depuis quelques années et aux Pays-Bas, certains musées font le premier pas dans les démarches de restitution d’œuvres. De son côté, le Royaume-Uni et le British Museum se montrent plus réticents dans les négociations. Il est cependant intéressant de comparer ces revendications aux pratiques choisies par les musées d’art asiatiques occidentaux qui préfèrent rester propriétaires des œuvres et articuler les relations autour de systèmes de prêts et d’échanges dans lesquels les conditions d’acquisition n’entrent pas en jeu.

Il semblerait donc que le chemin à parcourir pour atteindre des relations décomplexées entre les Etats, les musées et leurs collections soit encore long. Même si la restitution des œuvres du trésor royal d’Abomey témoigne d’une volonté croissante de rétablir un passé spolié, la conception de ce mouvement par la société et par le cadre législatif de ces enjeux n’a pas suivi le rythme des revendications.

Théo Chauby

Sources :

https://information.tv5monde.com/info/quoi-ressemblent-les-26-oeuvres-du-tresor-d-abomey-restituees-au-benin-431666#:~:text=Des%20statues%20royales%2C%20des%20portes,Abomey%20de%20retour%20au%20B%C3%A9nin.

https://www.quaibranly.fr/fr/collections/vie-des-collections/actualites/restitution-de-26-oeuvres-a-la-republique-du-benin/

https://information.tv5monde.com/info/que-vont-devenir-les-26-oeuvres-d-abomey-rendues-par-la-france-au-benin-431779

https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/restitution-de-26-oeuvres-au-benin-six-choses-a-savoir-sur-la-ceremonie-au-musee-du-quai-branly_4822449.html

https://fr.euronews.com/2021/11/11/effervescence-au-benin-pour-le-retour-des-26-uvres-restituees-par-la-france

https://www.france24.com/fr/20181121-france-afrique-art-africain-rapport-restitution-oeuvres-spoliees-quai-branly-macron-musee

https://www.liberation.fr/culture/2019/07/30/gardez-les-encore-un-petit-peu-le-benin-n-est-pas-pret-a-la-restitution-des-biens-pilles-par-la-fran_1742688/

https://information.tv5monde.com/afrique/france-un-rapport-preconise-de-faciliter-la-restitution-de-milliers-d-oeuvres-d-arts

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/10/13/patrimoine-africain-les-musees-occidentaux-sont-entres-dans-l-age-de-l-intranquillite_6055885_3212.html

https://www.liberation.fr/culture/arts/restitution-doeuvres-dart-en-asie-une-strategie-a-geometrie-variable-20211112_G55UVFSNSZEDTOXDLHZ3QKXBA4/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Restitution_des_biens_culturels_du_B%C3%A9nin_par_la_France#Situation_en_2021

La Piscine de Roubaix

La Piscine de Roubaix – Musée d’art et d’industrie André Diligent

“Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.”

Ainsi Paul Valéry avouait-il son problème avec les musées dans son article du 4 avril 1923 au Gaulois. Il ajoute : “Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l’école…” Et si elles tenaient de la piscine ? Pourquoi, plutôt que de finir “sur le mur ou dans la vitrine”, les œuvres ne se logeraient pas au pied du grand bassin et même dans les vestiaires ?

Comme une réponse un siècle plus tard à l’intellectuel malicieux qu’était Paul Valéry, le musée d’art et d’industrie André Diligent à Roubaix est inauguré en octobre 2001 dans les Anciens Bains Municipaux, qui réinvestissaient eux-même l’ancienne usine textile Hannart] : le choix d’un lieu fort de son passé de révolution industrielle marque une ambition sociale tournée vers la démocratisation culturelle. Si Monsieur Valéry lui-même avait, quelques années après cette publication, préfacé le Musée de la Littérature, c’est bien parce qu’il avait entrevu dans l’institution hautaine du musée le dialogue potentiel qu’un tel instrument pourrait instaurer s’il était mis au service de toute la société. Observons ainsi la Piscine de Roubaix, outil façonné par et pour ses publics, pour comprendre l’importance d’une muséologie délicieuse. 

La Piscine, musée d’art et d’histoire à Roubaix (Nord – France) (photo by Camster2)

Les trois vies

Il nous faut d’abord planter le décor de cette éclosion. La métropole lilloise est labellisée Ville d’Art et d’Histoire en décembre 2000 pour son passé industriel, puis nommée Capitale européenne de la culture en 2004. Le projet Lille 3000 naît de cet élan de revalorisation du patrimoine industriel comme composante légitime de la culture occidentale. Embarquée dans cette dynamique, La Piscine devient le lieu de l’action sociale par excellence : de ses racines prolétaires à sa réaffectation hygiéniste en Bains Municipaux, elle constitue aujourd’hui le cœur culturel d’une ville en marge de la ville. 

Jouer sur cette marginalité urbaine impliquait de déjouer les codes de l’esthétique muséale classique : troquer le marbre pour de la brique, garder dans son écrin le “réfectoire des nageurs” au lieu d’y installer une brasserie plus distinguée, conserver la façade tout en faisant entrer le public par le jardinet — comble de l’inélégance. Tout autant de défis que s’est lancé l’architecte Jean-Paul Philippon dans sa proposition de “Construire un musée solidaire” : valoriser les vies antérieures d’un tel site permet d’insérer le musée, édifice habituellement perçu comme le royaume d’un temps perdu, dans la vie sociale et économique de sa cité. Le secrétaire général de l’Académie d’architecture n’en était pas à son galop d’essai : il avait notamment œuvré à la transformation de la gare d’Orsay en musée. 

Le premier architecte à réinvestir les lieux, Albert Baert, avait lui aussi pour la reconversion de l’usine textile en piscine municipale pensé à un lieu de partage et de rencontres, au sein d’une ville marquée par une forte fracture sociale. Réinterprétation néo-byzantine de l’abbaye cistercienne, le plan architectural dresse le grand bain à la place de La Chapelle abbatiale; des vitraux illustrant le soleil levant et le soleil couchant illuminent le lieu . Outre le jardin claustral au centre de l’édifice, le jeu figuratif du vitrail qui laisse passer les rayons du soleil et qui représente l’astre lui-même incarne une volonté de se réapproprier les éléments naturels et universels ; face à la simplicité d’un jardin ou à des vitraux figurant le cycle solaire, un prolétaire pouvait discuter avec un patron textile du temps qui passe. 

Pour une muséologie de l’émerveillement 

Bernard Deloche définit le muséal comme ce qui a trait au rapport spécifique qu’entretient un groupe d’individus à la réalité, fondé sur deux principes : la mise en marge de cette même réalité — concrètement ce qui sacralise l’objet en une œuvre ou un artefact et qui se traduit par l’écriteau Ne pas toucher — et la présentation du sensible. Insistons sur ce dernier point, qui abolit les “solitudes cirées” de notre écrivain désabusé : selon le muséologue, c’est bien la mobilisation de tous nos sens qui prévient l’objet que nous contemplons de toute abstraction autarcique et opaque entre nous deux. Or quoi de plus stimulant pour nos perceptions que la piscine ? Le chlore, le bruissement du flot, l’écho dans les douches nous ramènent à l’enfance et à cette expérience marquante — sinon traumatisante — du premier plongeon dans le grand bain. De fait, malgré son apparente incompatibilité avec la fonction de musée, cet univers régressif par excellence est en vérité des plus propices à la contemplation des reliques de nos sociétés que nous avons choisi d’ériger en collection. Et ce paradoxe que nous ressentons, de se trouver en ce lieu nostalgique abritant des œuvres encore inconnues, peut même nous ramener à nos propres souvenirs de piscine ; où dans le fond des sacs couvaient précieusement nos premières collections à nous — de billes, de bonbons, de cailloux brillants, de cartes à jouer, de mots secrets. Par ailleurs, tout du point de vue muséographique semble pensé pour avertir nos sens que ce lieu est sûr : depuis le petit sentier à l’entrée sobre, on entre dans un hall aux tons lumineux pour parcourir des salles aux lumières chaudes, au parquet ciré de bois couleur chocolat et habillées de nombreuses assises confortables. La majesté du bassin, repéré du coin de l’œil après avoir sillonné le dédale de l’exposition temporaire, n’est pas spectaculaire : il s’en dégage un certain apaisement, comme la quiétude d’un rêve auquel on ne songeait plus. 

Le musée, dans sa fonction primordiale et pourtant toujours contournée de médium, doit se percevoir comme un lieu interstitiel qui nous déshabille de nos conventions, de nos apparats et de nos mimiques sociales pour mobiliser l’intime. Susciter cette “minute enivrante” pour Milan Kundera où “l’âme remonte à la surface du corps, pareille à l’équipage qui s’élance du ventre du navire, envahit le pont, agite les bras vers le ciel et chante”] : c’est ce chant du cœur, fugace et ineffable que doit chercher le musée. La vraie question n’a jamais été d’attirer le plus de visiteurs possible dans une même pièce avec l’hameçon du spectaculaire et de l’insolite, ce défi dans lequel excellent les expositions Blockbusters qui nous appellent tous de la même façon sans nous désigner en particulier. La démocratisation de l’art ne passe plus par l’objet inerte, offert aux yeux et aux iPhones de tous : : elle tend plutôt à recréer un univers entier, pour éveiller la sensibilité que tout sujet couve sagement sous son indifférence. Par quel bout cela prend chaque visiteur n’est pas son affaire : le musée doit seulement s’assurer de ne pas être une simple case de cochée. Au-delà de divertir, d’éblouir et de prémâcher, le musée, sobrement, émerveille. 

Le musée, instrument dont se dote la société pour se comprendre 

Concentrons-nous maintenant sur un écrin de médiation : le musée-atelier du sculpteur Henri Bouchard (1875-1960), outil pédagogique inauguré en 2018 dans la nouvelle aile de La Piscine. L’atelier originel de l’artiste se trouvait 25 rue de l’Yvette à Paris ; pourquoi la collection se retrouve-telle alors dans cette ville de Roubaix, sans aucun lien avec le sculpteur Bouchard ? C’est parce que le Musée d’art et d’industrie André Diligent est un lieu choisi par défaut : le sculpteur ayant été affilié au nazisme, le refus de la Ville de Paris d’abriter cette collection a donné suite à de nombreuses péripéties. Après la fermeture du musée Henri Bouchard dans le XVIème arrondissement, le fonds de 1 296 sculptures, dessins et travaux préparatoires a été transféré à La Piscine. Cette dernière a fait le choix de respecter la volonté de l’artiste de reconstituer son atelier à l’identique ; on assiste ainsi à la réplique d’un lieu de création artistique : cette démarche signe à nouveau l’importance de recomposer l’environnement pour convoquer tous les sens chez le visiteur. Le comble, c’est donc que cette collection n’était pas voulue ; pourtant le musée est parvenu à faire de ces œuvres signées d’un artiste ayant desservi l’Histoire avant d’avoir servi l’art une expérience sensible et collective. Ce projet du hasard prouve combien une muséologie intelligente doit se saisir des questionnements sociétaux plutôt que de les censurer. Ainsi, lorsque Bernard Deloche parle de mise en marge de la réalité, il n’invoque absolument pas un apolitisme du musée : au contraire la marginalisation d’une œuvre telle qu’il l’entend implique une distance permettant l’autocritique de la société dans sa perception du réel — même, et presque surtout, de ses perceptions les plus sombres. 

En somme, la Piscine de Roubaix a su prendre à bras le corps toutes les grandes problématiques qui taraudent aujourd’hui les institutions muséales sans qu’elles daignent les confronter : la valorisation d’un patrimoine encore aujourd’hui déprécié, l’insertion urbaine et sociale, le rapport entre les composantes esthétiques du passé et les codes contemporains, la médiation et la considération des publics, la question du politique et de la mémoire… Nombreuses sont les réponses, toujours ouvertes, que ce lieu offre à qui veut bien l’entendre. Et à la fois, la piscine de Roubaix est un lieu à voir, à sentir l’odeur du chlore, à dévorer les mythiques gaufres Meert, à se cacher entre les cabines, à explorer dans tous ses recoins, à contempler tant d’œuvres que seule leur différence réunit… À ne pas traverser, en somme ; un lieu de délices. 

Emma Chauprade

Bibliographie 

Le musée virtuel — Bernard Deloche, 2001

L’insoutenable légèreté de l’être — Milan Kundera, 1984 trad. 1989

Object as Meaning — Susan Pearce (1990) 

L’amour de l’art — Pierre Bourdieu (1960) 

La Collection Morozov : Icônes de l’Art Moderne

Cinq ans après l’exposition de la Collection Chtchoukine en 2017, la Fondation Louis Vuitton à Paris expose la Collection Morozov, nouvelle rétrospectiveconsacrée aux grands collectionneurs russes du début du 20ème siècle. L’exposition qui a déjà attiré plus d’un million de visiteurs a décidé en accord avec le Musée de l’Ermitage, le Musée des Beaux-arts Pouchkine et la Galerie Trétiakov ses partenaires russes, de prolonger l’exposition jusqu’au 3 avril prochain.

Ainsi, pour la première fois depuis sa création, au début du XXème siècle, la Collection des frères Morozov sort de Russie. L’exposition réunit plus de 200 chefs-d’œuvre d’art moderne français et russe et retrace, à travers leur collection, la vie des frères russes Mikhaïl et Ivan Morozov.

Les frères Morozov et l’art de collectionner :

A l’origine de cette collection se trouvent deux frères : Mikhaïl et Ivan Morozov. En 1770, leur arrière-grand-père nait serf mais décide de créer un atelier de rubans de soie qui rencontre rapidement un grand succès si bien qu’en 1820 il rachète sa liberté et celle de sa famille. Les Morozov deviennent progressivement une riche famille d’industriels à la tête de plusieurs usines textiles en Russie. Ivan et son frère cadet Mikhaïl reçoivent donc une éducation artistique poussée notamment par leur mère Margarita qui leur transmet son goût pour le théâtre, la littérature et surtout son amour pour la peinture.

C’est Mikhaïl qui débute la collection en rassemblant d’abord des peintures de jeunes artistes russes puis des toiles impressionnistes, des paysages et des scènes de la vie parisienne. Le jeune collectionneur achète aussi beaucoup de nus ce qui est alors très mal perçu dans la société encore très puritaine mais illustre le courage de ses choix artistiques. Des peintres comme Manet, Corot, Monet, Toulouse-Lautrec, Degas, Bonnard, Denis, Gauguin ou encore Van Gogh rejoignent ainsi la collection. En 1903 lorsqu’il décède, sa collection compte 39 œuvres françaises et 44 œuvres russes.

Son frère Ivan reprend le projet avec pour ambition de constituer une collection d’art moderne français qui décorera son hôtel particulier de Moscou. Pour cela il voyage beaucoup à Paris où il se fait conseiller et rencontre de nombreux artistes parmi lesquels Picasso dont il est le premier collectionneur russe à acheter une toile. Ivan partage notamment sa passion pour l’art avec son ami Serguei Chtouchoukine, lui aussi un grand collectionneur russe. (cf. Exposition Chtouchoukine à la Fondation Louis Vuitton https://www.lvmh.fr/actualites-documents/actualites/chtchoukine-fondation-louis-vuitton/)

En 1918, la collection des frères Morozov compte 240 œuvres d’art français et 430 œuvres russes. Mais lors de la révolution Russe, Lénine confisque et nationalise cette collection qui sera alors dispersée dans divers musées du pays et certaines toiles considérées comme « dégénérées » seront cachées en Sibérie pour échapper à leur destruction. Lors de la Guerre Froide l’actrice et collectionneuse américaine Beverly Whitney Kean réalise plusieurs voyages en Union soviétique et parvient progressivement à reconstituer cette collection.

Une ode à la couleur et au voyage

L’exposition de la Fondation Louis Vuitton reconstitue cette incroyable saga de la dynastie Morozov et l’histoire de leur collection. L’exposition débute avec une salle remplie de portraits de la famille Morozov et le récit de leur histoire ; puis le visiteur découvre et peut apprécier, pour la première fois hors de Russie, des chefs-d’œuvre de l’art français (Matisse, Bonnard, Picasso, Gauguin, Van Gogh, Degas, Monet, Renoir, Denis, Cézanne…) mais aussi de l’avant-garde russe (Chagall, Malevitch, Repine, Larionov, Serov…). 

La caractéristique principale de l’exposition serait selon moi la profusion de toiles colorées et la prédominance de sujets de paysages. La couleur est en effet au cœur de cette collection avec notamment des peintures fauves ou nabis (les mouvements postimpressionnistes axaient leurs recherches sur la couleur) ou encore des peintures peu connues de Van Gogh aux couleurs éclatantes comme Café de Nuit datant de 1888. Quant aux peintures de paysages, cette exposition fait voyager le visiteur tantôt à Tahiti avec Gauguin (Matamoe peint en 1892), tantôt au Maroc avec Matisse (Le Triptyque Marocain dont Zorah sur la terrasse peint en 1912).

Maurice Denis, Plage à Perros-Guirec, Perros-Guirec, 1909

Focus sur un chef d’œuvre de la collection

Cette magnifique exposition qui s’étend sur 4 étages et occupe 11 galeries se clôture avec une salle reconstituant le « Salon de musique » de l’hôtel particulier moscovite d’Ivan Morozov. Ce dernier est constitué d’un ensemble décoratif monumental de 7 panneaux commandés en 1907 à Maurice Denis par le collectionneur sur le thème de l’Histoire de Psyché et de 4 sculptures de Aristide Maillol. Cette reconstitution dans le bâtiment de Franck Ghery est présentée pour la première et seule fois hors du musée de l’Ermitage en Russie. La composition fait replonger le visiteur dans l’Antiquité avec son sujet tiré des Métamorphoses, mais avec le style unique et doux et la palette pastel de Maurice Denis.

            Ainsi cette exposition à la Fondation Louis Vuitton, visible encore un mois,est l’occasion pour le visiteur de découvrir et d’admirer ces « icônes de l’art moderne » : artistes russes trop peu connus en France mais surtout chefs d’œuvres de la peinture française du XXème exposés pour la première fois en France.

A l’heure où l’invasion russe en Ukraine se poursuit, l’avenir de ces œuvres pose problème et inquiète. Alors que les pays européens multiplient les sanctions contre la Russie, la question de la saisie des œuvres voire même de les gager pour soutenir l’effort humanitaire ou acheter des armes aux ukrainiens émerge. Toutefois selon l’avocat Olivier de Baecque, spécialiste en droit de l’art « l’État français ne peut placer sous séquestre ces toiles, pastels et sculptures car ils relèvent d’institutions publiques étrangères (cf. Loi du 10 août 1994) ».

Roxane Bouthéon

Sources :

  • Catalogue de l’exposition La Collection Morozov : Icônes de l’Art Moderne, Gallimard, 2021
  • Les frères Morozov par Natalia Semenova, Solin Editions, 2021
  • Site de la Fondation Louis Vuitton

Portrait d’éditrice : le 18ème anniversaire d’une victoire

Le Milord, 17 décembre 2021, avenue de France. À deux pas de la tour d’ivoire de l’édition, Héloïse d’Ormesson s’assoit sur la banquette de ce restaurant sans prétention : de son sac dépassent son « livre de secours » en cas de file d’attente impromptue, des marque-pages à l’effigie de la maison et un exemplaire de Mobylette de Frédéric Ploussard, le dernier succès des Éditions Héloïse d’Ormesson (EHO) de la rentrée. C’est sa nouvelle pépite, lauréat des prix Angoulême et Stanislas du premier roman : une première pour la maison. 

Héloïse d’Ormesson au Salon du Livre 2011 à Genève (Photograph by Rama, Wikimedia Commons, Cc-by-sa-2.0-fr)

Si elle est rodée à l’exercice du portrait, celle qui préfère être simplement appelée Héloïse en reste toujours un peu gênée. Il faut dire qu’entre la prestance de son père Jean d’Ormesson et l’aura de sa mère Françoise Béghin, héritière de l’empire du sucre Béghin-Say, Héloïse a toujours été bien entourée, trop peut-être : ses deux années de classes préparatoires pour tout bagage, elle fuit dès ses vingt ans la France pour trouver refuge au sein de la prestigieuse université de Yale, aux USA, avant de travailler comme éditrice chez Seaver Books à New-York. Pourquoi cet exil ? Peut-être pour s’éloigner du sérail germanopratin, mais surtout pour ne devoir ses réussites qu’à son mérite. Dès son retour en 1987, elle est embauchée chez Bouquins avant de partir à la direction du service de la littérature étrangère de Flammarion, auprès du monstre sacré de l’édition en France Françoise Verny :

« Cette femme est extraordinaire, dans ses qualités comme dans ses travers. Je lui dois beaucoup. Elle m’a tellement appris dans la relation qu’elle entretenait avec ses auteurs que je suis encore ses conseils aujourd’hui ». 

Ce dont Héloïse parle peu, c’est de sa vie personnelle, pourtant intimement liée à sa carrière : un jardin qu’il est difficile de maintenir secret puisque l’homme qui partage sa vie, Gilles Cohen-Solal, est celui qui l’a poussée – « si ce n’est forcée ! » – à se lancer dans l’aventure de l’édition , alors même qu’elle était à la co-direction de Denoël : « Je lui ai dit : si tu me trouves une banque et un diffuseur-distributeur, alors ok, on y va ». Et ils y sont allés. Ensemble, ils s’attachent depuis la création de la maison en 2004 à éditer une littérature centrée sur des histoires complexes « qui ne laissent pas le lecteur indifférent ». La particularité des EHO ? La grande majorité d’autrices qui composent son catalogue – fait assez rare dans l’édition pour être noté – et cet habile panaché de littérature française et étrangère qui donne du relief à sa collection. Aujourd’hui, les autrices ne signent qu’environ 35% des ouvrages publiés : échec ou victoire ? Lorsque l’on constate que jusqu’au milieu du XIXème siècle, les femmes ne représentaient que 5% des auteurs, cela donne à penser. Le chemin vers une représentation plus juste de la créativité littéraire féminine et vers la fin de l’invisibilisation des femmes dans les hautes sphères des domaines culturels est encore long, mais il progresse… même si des bastions résistent encore et toujours au progrès, comme en témoignent les 4 uniques « immortelles » qui siègent parmi leurs 36 confrères sur les sièges en velours de l’Académie Française. 

Quant à Héloïse, elle continue de publier avec passion ses autrices et ses auteurs, afin de mettre à l’honneur leur créativité. Elle s’enflamme dès qu’elle se remémore ses plus grandes fiertés, les coups de cœurs littéraires qui ont profondément façonné sa carrière. Ainsi, elle évoque avec beaucoup d’amitié Pierre Pelot, un auteur dont elle s’occupait aux éditions Denoël, qui alors même qu’elle ne s’était pas encore lancée dans l’aventure des EHO, lui témoignait toute sa confiance : « Pierre, c’est une rencontre littéraire formidable et une rencontre humaine incroyable. Il m’a dit : si tu fondes ta maison, je te donne mon prochain roman. Et il l’a fait ! ». C’est ainsi qu’il sera le premier auteur des Éditions Héloïse d’Ormesson, avec son titreMéchamment dimanche. Seulement deux ans séparent cette première publication de celle qui marqua un tournant dans l’histoire de la maison : Elle s’appelle Sarah, de Tatiana de Rosnay, qui contribue encore aujourd’hui à la notoriété de la maison avec ses 13 millions d’exemplaires vendus dans le monde entier. Traduit en 38 langues différentes, cet ouvrage témoigne non seulement du talent de son autrice, mais aussi de celui d’une éditrice qui s’affirme clairement sur la scène éditoriale française. Ce succès sera suivi entre autres de ceux de la lauréate du prix des librairies 2019 Gaëlle Nohant, de l’historien de la seconde guerre mondiale Peter Longerich ou plus récemment de la lauréate du prix des lecteurs 2017 Lorraine Fouchet. Pourtant, un vide subsiste sur l’étagère des EHO : la publication des œuvres de Jean d’Ormesson. « Il était tout à fait hors de question de publier mon père ! J’avais bien trop peur de nous fâcher. Et puis… » Et puis ils se sont lancés en 2007, quelques années après la création de la maison ; un pari gagnant qui lui laisse un soutien financier, mais surtout un souvenir ému depuis sa disparition, dix ans après. 

Cette maison d’édition, fourmillant de livres, c’est un peu de chez elle, mais au bureau. Cette année, cela fait 18 ans que les Éditions Héloïse d’Ormesson sont nées. Et 18 ans après leur création, Héloïse est toujours à la tête de sa maison, bien qu’elle se soit associée au groupe Éditis. Ce défi, elle l’a relevé et s’est imposée peu à peu comme l’une des premières femmes fondatrices et directrices d’une maison d’édition d’une telle longévité et d’une telle envergure, dans un secteur où seules 9% de femmes sont à la tête d’entreprises du monde du livre, de la presse et de l’édition*. Pourtant, ce n’est pas à cela que pense Héloïse, mais plutôt aux nombreux récits prometteurs encore inconnus à découvrir. D’ailleurs, après un coup d’œil à sa montre, elle avale d’un trait son second café avant de s’éclipser : un manuscrit l’attend…

Héloïse d’Ormesson en quelques dates:

  • 1962 : Naissance à Neuilly-sur-Seine
  • 1985-1987 : Diplômée de Yale, éditrice chez Seaver Book (États-Unis)
  • 1987-1989 : Éditrice chez Bouquins (Robert Laffont)
  • 1990-1999 : Responsable éditoriale de la littérature étrangère chez Flammarion
  • 1999-2004 : Co-directrice de Denoël
  • 2004 : Fondation des EHO
  • 2007 : Publication du best-seller Elle s’appelait Sarah
  • 2017 : Décès de Jean d’Ormesson

H. C.

Sources:

Sne.fr

https://www.europe1.fr/culture/le-monde-de-ledition-fait-sa-revolution-avec-lexplosion-des-livres-consacres-aux-femmes-4029902

https://www.livreshebdo.fr/article/une-parite-professionnelle-imparfaite-dans-le-secteur-du-livre

https://theconversation.com/litterature-francaise-pourquoi-les-autrices-sont-elles-encore-releguees-au-second-plan-129653

https://www.entreprendre.fr/maisons-d-edition-les-femmes-prennent-le-pouvoir/

Comprendre l’émergence du genre cinématographique du zombie en Corée du Sud

Alors que le genre du zombie continue de se démultiplier et de se diversifier en Occident, la Corée du sud commence à s’en saisir depuis une petite décennie pour proposer des contenus novateurs.

Le genre du film de zombies aura mis du temps à s’implanter en Asie : la Corée du Sud a récemment opéré une récupération presque stricto-sensu du zombie tel qu’il a été développé par l’Occident. Le genre était auparavant quasi-inexistant sur la péninsule et seule une petite poignée de productions sans ambitions s’y sont essayées dans les années 2000. Mais en 2016, le Dernier Train pour Busan devient un succès national et international : l’aventure commence réellement. Depuis sa sortie, le motif du mort-vivant a été réutilisé à multiples reprises. On peut citer par exemple la première série de zombies coréenne Kingdom (2019), qui insère les monstres dans un sageuk (drame historique) politique. Mais surtout le traitement du genre s’est accéléré avec le Covid, et a permis des rapprochements intéressants sur les conséquences d’un virus d’ampleur mondiale, avec notamment #Alive (2020), Happiness (2021) et All of us are dead (2022).

All of us are dead (2022)

Toute une génération de réalisateurs occidentaux s’est inspirée de George Romero, qui créa dans les années 60 le motif du zombie à l’américaine. Prenant sa suite, ils ont défini les codes du genre, continuant à l’associer à un message sociopolitique fort. Cependant, le genre tel que nous le connaissons a pris sa forme après les attentats du 11 septembre, c’est ce modèle qui inspire la Corée du Sud. Ce zombie moderne incarne les craintes liées aux dérives des recherches biotechnologiques et à la perte de notre humanité, voire la vacuité de nos existences. Il révèle une conception pessimiste de la psyché humaine, dont les tréfonds cacheraient des pulsions violentes et un instinct agressif. Cette vision inquiète de l’être humain se retrouve aujourd’hui dans les productions coréennes comme la série All of us are dead. Le lycée dans lequel débute l’action est déjà gangréné par le harcèlement et les rapports de force entre élèves, phénomènes aggravés par l’indifférence des adultes les entourant. L’apparition des morts-vivants s’inscrit alors dans la continuité de cette violence, voire, la violence systémique de la société coréenne est désignée comme l’origine indirecte du virus. En clair, le zombie est indissociable d’une analyse sociale et politique de la société dans laquelle il est inséré ; il n’est plus qu’un prétexte, à l’image de ce que fait The Walking Dead.

Les Sud-coréens sont loin d’être des débutants dans ce domaine. Leur univers cinématographique comprend depuis longtemps des œuvres profondément contestataires qui détournent un genre pour servir un propos sociopolitique. Le réalisateur Bong Joon-Ho est un maitre en la matière : Okja, par exemple, s’appuie sur le type du film d’amitié enfant-animal et sur les regards de ses deux protagonistes innocents pour montrer les travers de la société de consommation ainsi que des méthodes d’abattage.

Le traitement du zombie comme genre cinématographique n’échappe donc pas à cette règle. Les Coréens s’en servent pour raconter l’apocalypse, un contexte de basculement et d’urgence permettant de dévoiler les derniers souffles d’une société et de ses travers.

Dernier train pour Busan ne se contente ainsi pas d’être un blockbuster mais établit un commentaire fort sur la perte des valeurs fondamentales du pays. Dans ses premières apparitions, le personnage principal, Seok-woo, courtier en bourse, se présente comme l’archétype du père égoïste, esclave du capitalisme et de son travail, déconnecté des valeurs familiales. Un arc de rédemption lui est offert, avec comme vecteur principal sa fille, Soo-ahn, qui oppose à son individualisme une bonté enfantine. En outre, le film a une préquelle, Seoul Station (2016), du même réalisateur, film d’animation qui nous apprend que le « cas zéro » est un SDF et que le virus s’est d’abord propagé parmi eux. Ainsi, dans Dernier Train pour Busan, la femme venant se réfugier dans les toilettes du train et contaminant les passagers est elle-même une sans-abri. Le film est donc ancré dans une réflexion sur le problème des sans-abris, qui peut, de plus, être perçu comme un pendant au parcours de Seok-woo, qui a perdu son foyer, sa famille, et toute relation avec sa fille.

Il faut aussi comprendre que le contexte politique, social et économique de la Corée du Sud de ces dernières décennies a offert un cadre d’émergence idéal à ce genre à forte connotation politique. En effet, les inquiétudes grandissent face à l’accélération du modèle capitaliste et de l’ordre social qu’il a établi, et ce depuis l’échec de l’intervention du FMI en 1997, dont les politiques néolibérales avaient alors empiré la crise économique asiatique. Une autre caractéristique économique de la Corée du Sud réside dans la puissance financière et politique des chaebols (ces multinationales familiales détenant 60% de la richesse du pays). La collusion de ces derniers avec le gouvernement et les hauts-fonctionnaires n’est plus un secret et est au cœur de nombreux scandales de corruption politique récents : par exemple, le scandale des pots-de-vin versés par Lee Jae-yong, héritier de Samsung, à la confidente de l’ex-présidente Park Geung-Hye. Ainsi, les films de zombie comportent leur lot de riches héritiers et des politiciens corrompus qui estiment leurs vies plus importantes et vont tout faire pour être sauvés en premier. On pourrait également penser à l’influent clan aristocratique Haewon Cho de la série Kingdom, en ce qu’il détient une immense richesse et s’empare du pouvoir en se cachant derrière un semblant de roi (devenu un zombie). Cela pourrait inviter à voir la façon dont les chaebols ont réussi à faire du gouvernement coréen rien de plus qu’un zombie, « l’ombre » de ce qu’il était. Ensuite, avec les épidémies du H1N1 en 2009 et du MERS en 2015, la population a alors constaté l’incapacité du gouvernement coréen à contrôler ce type de crise. Mais aussi, la diffusion de fausses informations sur les médias par le gouvernement durant l’épidémie de MERS n’a fait qu’augmenter la méfiance envers celui-ci. Dans, Dernier train pour Busan les news annoncent que les foules de zombies ne sont que de violentes manifestations de gauchistes (de facto, en Corée, les néolibéraux appellent les gauchistes et les opposants aux capitalismes « joa-zom » (foules gauchistes zombies)).

Nous nous situons donc à l’aube de la construction du zombie à la façon coréenne, une approche qui est tout sauf anodine et s’inscrit de la lignée d’un cinéma qui se sert du fantastique et du thriller pour faire passer un message politique.

Mathilde BORTOLI

Sources :

https://www.franceinter.fr/emissions/blockbusters-le-podcast/le-genre-zombie

Kim Jaecheol (2019) Biocalyptic imaginations in Japanese and Korean films: undead nation-states in I Am a Hero and Train to Busan, Inter-Asia Cultural Studies, 20:3, 437-451, DOI: 10.1080/14649373.2019.1649015

Sung-Ae Lee (2019), The New Zombie Apocalypse and Social Crisis in South Korean Cinema, Australian and Transnational Studies Centre, Universitat de Barcelona