Lea Kierbel et Lola Capolunghi, étudiantes de la majeure, ont interviewé M. Philippe Mairesse dont les recherches s’articulent autour d’une problématique phare à l’ère contemporaine : la créativité au cœur des entreprises, en termes d’emplois, de mise en valeur des compétences personnelles, de pratiques managériales, stratégiques et organisationnelles.
Elles ont souhaité démontrer que celle-ci n’est pas exclusivement réservée aux Industrie culturelles et créatives, les ICC.
Pouvez-vous nous parler des recherches que vous avez faites sur le rôle des processus de création en entreprise ?
Le point de départ, qui était moins évident il y a quelques années, fut de comprendre la manière dont s’organisent des artistes, des entreprises culturelles, associations ou institutions artistiques, en comparaison à la manière dont s’organisent des entreprises classiques, souvent très différente. Et pourtant ce sont toutes des entités qui doivent vendre des produits culturels ou des biens, services à haute valeur ajoutée. Il faut les diffuser, les vendre. C’est un marché très compétitif, très concurrentiel. Ils sont donc tenus de mettre en place des fonctionnements organisationnels qui sont très performants. Et ce ne sont pas du tout les mêmes, du moins pas toujours, que dans les organisations classiques. Donc le premier constat est de se dire que si des fonctionnements très performants, qui produisent beaucoup de valeur ajoutée, existent à une époque où l’économie créative est destinée à rapprocher les produits sans valeur symbolique des produits à haute valeur symbolique, il devient assez logique de se dire que les fonctionnements d’organisation des secteurs à haute valeur symbolique ajoutée doivent pouvoir se transférer aux autres fonctionnements.
Dans un premier temps, on peut donc parler du transfert de fonctionnement. Ce n’est pas nouveau, puisqu’il est étudié depuis longtemps déjà. Par exemple, on a beaucoup étudié, comment, dans les orchestres de jazz, de musique symphonique ou encore dans les petits groupes de musiques indépendants, les troupes de théâtre se construisent des phénomènes de leadership, de team building, de prise de décision. Et on a pu constater que d’autres types de modèles existent et proposent d’autres formes de leadership, de prise de décision. Mes recherches ont principalement porté sur ce sujet.
Pourriez-vous nous parler du Msc d’Audencia « Entrepreneurship in the Creative Economy (MECE) que vous avez créé avec Catherine Morel en 2016 ? Quelle est sa visée ? En quoi s’inscrit-il dans l’air du temps ? Et en quoi se différencie-t-il du Master spécialisé en Design et Création (MDC) crée par Nicolas Minvielle ?
Tout d’abord je tiens à souligner que c’est bien Catherine Morel qui a créé le master, moi j’y suis intégré, j’ai travaillé avec elle quand elle y réfléchissait, j’ai collaboré avec elle, je l’ai aidé, mais elle est indéniablement la créatrice du master.
Pour nous, c’est un Master d’avenir, parmi d’autres bien sûr, dans la mesure où il vise à former des personnes qui auraient, ou non d’ailleurs, un background créatif ou une fibre artistique, à devenir des gens “créateurs” de cette valeur ajoutée symbolique qu’on pourra retrouver dans n’importe quelle production, processus de production, de diffusion, de réflexion, de création différents qu’on essaie d’explorer, d’inventer même, avec les étudiants du Master. C’est un Master de pointe. Chaque année, avec les étudiants, nous opérons un nouveau défrichage où l’on pose des notions qui ne sont encore posées nulle part.
La différence avec le MDC, c’est qu’il est spécifique. Le MDC vise à introduire le design en tant qu’activité spécifique à la création par les processus du design dans les domaines où il pourrait s’accommoder. Et la deuxième différence c’est le mot “design”, le mouvement de design avec des concepts particuliers comme le “design thinking” qui est quelque chose de très précis et spécialisé, défini. Le MECE passe aussi par des processus de design mais aussi par des processus purement artistiques. La différence entre l’art et le design est un autre sujet.
On introduit plus de symboliques et de travail sur ce symbolisme et la manière dont se travaille ce symbolique. (Design veut dire création). Le design lui ne va pas être centré là-dessus mais plutôt centré sur des processus qui permettent d’innover, concevoir, imaginer. Donc il y a forcément de la création là-dedans. Mais avec de nouveaux produits, de nouveaux services, de nouveaux instruments de connaissances, de nouvelles relations, de nouvelles politiques publiques. Mais il ne faut pas forcément se focaliser sur la production d’une valeur symbolique.
Par exemple, un des étudiants travaille sur un projet pour l’université de Nantes, plus exactement pour le centre de développement pédagogique qui se pose la question de savoir comment créer de nouvelles formes de pédagogie. Ils ont découvert que la proposition des étudiants introduisait des réflexions par l’art et par la symbolique fondamentale de la pédagogie. Ils ont par la suite décidé de réaliser un événement permettant au centre de développement de se repositionner, de redéfinir leurs activités auprès de leurs publics. En organisant un évènement à forte connotation artistique, les étudiants ont permis à cette entité de creuser, réfléchir stratégiquement à sa position, son identité, ses cibles, et comment mieux vendre ses services.
De nos jours, comment exercer sa créativité dans n’importe quelle industrie, entre autres celles étant en dehors des industries créatives et culturelles (ICC) ? Quelles opportunités existent pour les profils créatifs et éclectiques sortant d’école de commerce ?
Alors ce n’est pas quelque chose de nouveau, ça s’est même beaucoup généralisé. On peut très bien avec une formation créative aller travailler dans une industrie qui n’est pas du tout créative. Un designer dans une industrie automobile et un créatif dans une entreprise qui n’est pas définie comme étant créative. Ce n’est pas nouveau. Mais on pense que, dans l’économie future que l’on peut appeler l’économie créative, cela sera de plus en plus le cas.
On aura besoin de plus en plus, et ce dans n’importe quelle industrie, de penser par la création.
Prenons un exemple : un étudiant qui a une formation initiale de curateur, conservateur de patrimoine de musée. Il existe une profession qui commence à apparaître qui se nomme “archéologie des marques”. C’est un métier qui fait beaucoup appel à la stratégie. Cette profession consiste à gérer tout le capital accumulé par une marque son l’histoire. Par exemple une grande marque de haute couture a tout un historique de collection créé, de matériaux utilisés, de motifs, de formes, de coupes qui font son identité. On peut très bien imaginer replonger dans ces collections passées afin de réactiver des modèles inspirés de ce qu’on avait fait à l’époque et préserver son identité. Donc, comme pour l’archéologie, on va aller se ressourcer dans le passé pour réinjecter de la nouveauté dans la production actuelle. Finalement c’est très proche de la position du curateur qui va gérer des collections et qui va essayer de diffuser ses collections du passé en mettant par exemple en rapport des tableaux d’œuvres d’art anciennes avec des tableaux contemporain. Ainsi pourquoi ne pas imaginer que, quelqu’un qui aurait une formation aussi spécifique que la conservation du patrimoine, pourrait travailler dans l’archéologie de marque.
Il y a un autre point dans les entreprises qui est très récurrent dans les entreprises. C’est celui du monde créatif. Tous les collaborateurs doivent déployer leurs activités, avoir des idées, être impliqué de façon innovante, imaginative, donc là encore on fait appel à la capacité créative de chacun. On ne demande pas à un comptable d’avoir les qualités de peintre. Ça veut dire quoi la capacité de création ordinaire ? Si on arrive à activer celle-ci, ça devient intéressant. Se demander qu’est-ce que veut dire la création au sens ordinaire si on sort de l’image de l’artiste créateur. Autre dimension qui demande à être développée, c’est presque une injonction actuelle dans toutes les entreprises. Elle peut être de façade mais elle peut être aussi réelle car les gens ont besoin d’activité leur capacité de création, c’est humain, c’est vital. Mon humanité c’est d’être imaginatif.
Comment valoriser les aptitudes créatives de chacun ? Est-ce possible dans tous les secteurs ? Et comment exploiter la créativité et les processus de création dans les champs managériaux, organisationnels, stratégiques ? (méthodes managériales, stratégie etc…)
On va bien sûr essayer de détecter dans un CV les capacités de création d’imagination des personnes dans les activités périphériques (loisirs) par exemple. Ou dans un entretien d’embauche on veut essayer de faire faire des exercices de création, de personnalité. Ça c’est le B.A.B.A, c’est la manière littérale d’aborder le sujet. La manière plus complexe elle, vise à faire un travail par la suite une fois la personne recrutée grâce au management. Car l’entretien d’embauche ne peut pas suffisamment révéler le potentiel créatif.
Comment, si je suis manager, faire appel à la capacité créative de chacun ? Qu’est-ce que ça change au niveau de mes méthodes managériales ? Il peut y avoir le management humain, des équipes, organisation du travail dans les équipes, discussion, analyse du travail, élaboration du travail collectivement pour laisser la place à l’imagination à la création de se déployer sur le travail lui-même. Cela peut aussi, de façon encore plus puissante, consister, en tant que manager, à mobiliser ses propres capacités de création. Par exemple, un manager à Nantes qui pour faire passer un potentiel futur plan d‘action dans un service fait jouer un grand jeu de rôle basé sur Star Wars. C’est à la fois ludique, imaginatif et les gens en jouant ce jeu se sentent davantage impliqués, rejettent moins la nouveauté, contribuent à la construction. Et lui, en tant que manager, obtient un résultat obtenu beaucoup plus efficace. Il s’agit là d’être manager en s’appuyant sur les processus de création.
Cela va toucher également à toute la posture de leader. Je donnerai un cours l’année prochaine qui s’appellera “implementing artful forms of leadership” qui traitera de ce sujet.
Le leadership peut, doit et va évoluer pour permettre plus de déploiement de la capacité de création de chacun.
Même au niveau de la stratégie dans la création de l’offre : on peut penser des produits d’une autre manière. On voit de plus en plus de produits dotés de significations symboliques. Qui va se charger d’implémenter ces significations ? La représentation symbolique est quelque chose de collectif, de social, qui se partage. Rien ne dit que l’on ne peut pas produire cette signification symbolique qui va être une part importante du produit en collaboration en les gens dans l’entreprise, les consommateurs, sans forcément passer par un créateur qui lui saurait puisqu’il est un génie artistique mettre de la symbolique dans le produit. Et là on rejoint le design. Les techniques de design participatives de codesign, user centric design, par exemple, cherchent à mettre cela en œuvre.
Le concept de pluralité dans la création est primordial. Soit on mobilise la création de certains : les créateurs. On les met en exergue, on les individualise. C’est ce qui se passe la plupart du temps. Soit on veut mettre en exergue de façon égale la capacité de chacun. Si on individualise on retombe dans le système d’avant. On recrée une individualisation, donc une comparaison, donc une sélection. Quelqu’un sera forcément plus créateur que son voisin. Ce n’est pas l’objectif.
Pourriez-vous nous parler des “embedded jobs”?
Embedded, c’est un terme anglais. Etymologiquement le mot intègre “bed” : lit. Qui peut être le lit d’une rivière. Le terme signifie que vous êtes ancrés dans un sol, quelque part. Vous êtes pris dans l’environnement local. Les industries culturelles et créatives ont cette caractéristique d’avoir en leur sein des embedded jobs. Elles sont forcément ancrées localement, bien sûr le local est plus ou moins « rayonnant ». Et désormais il se trouve que l’on peut se retrouver très ancré localement et internationalement. Ce qui est contraire à l’industrie du fast-food par exemple qui n’est pas “embedded” ou encore l’industrie automobile, de l’aviation. Beaucoup d’industries ne souhaitent pas dépendre des conditions locales. Le principe est qu’ensuite ce sont des industries dont la valeur consiste à se détacher de tout ancrage.
Maintenant on accorde de plus en plus d’importance à l’enracinement, à l’ancrage, à la spécificité culturelle. Cependant dans les industries culturelles c’est très difficile à éviter car elles reposent sur des valeurs symboliques qui sont elles-mêmes forcément ancrées.
Il y a une tentation de dire que certaines valeurs symboliques sont universelles et sont ancrées dans l’humanité. Ce qui a mon sens est discutable mais dès que nous sommes dans des productions beaucoup plus concrètes comme de la musique ou du cinéma principalement c’est l’ancrage qui fait la valeur. Pour les emplois c’est donc pareil, nous allons de plus en plus vers des industries de l’économie qui doivent s’ancrer dans le tissu local. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas capables de s’exporter. Ça ne veut pas pour autant dire que la culture du désencrage du transnational, transculturel, de l’universel est terminée, mais il y a coexistence. Ce ne sont pas les mêmes productions, produits, modes de travail, emploi. Il y a eu un mouvement très fort dans la deuxième moitié du XXèmesiècle pour désancrer et créer de l’emploi et de l’économie qui soit beaucoup plus globalisée et circulatoire et détacher de l’enracinement. Mais aujourd’hui à cause des problématiques de développement durable, d’anti-globalisation, de développement local il y a un mouvement inverse qui se dessine. Mais ce sont des tendances de court-termes. Les deux coexistent plus ou moins depuis toujours.
Finalement, pour arriver à mettre à profit le potentiel créatif de ses salariés, sommes-nous nécessairement obligés de revenir à un ancrage dans la culture d’entreprise ?
Bonne question ! Il ne faut pas oublier un élément qui est la culture d’entrepris, qui est un phénomène qui a toujours existé, mais auquel on attache beaucoup d’importance maintenant. Tout ce dont je viens de vous parler passe par la culture d’entreprise qui de plus en plus devient une véritable culture. C’est à dire une valeur partagée qui a une signification symbolique non pas seulement pour l’entreprise mais qui peut rayonner au-delà de l’entreprise. L’exemple mythique c’est bien sûr Apple qui a des valeurs d’entreprise mais qui ont rayonné bien au-delà. En possédant un Macintosh je proclame une certaine appartenance culturelle un certain mode de vie. On voit bien avec cet exemple que la culture d’entreprise, si elle est une vraie culture, a des valeurs qui peuvent dépasser l’entreprise elle-même et ses frontières. Ce qui crée “l’embeddment” de l’entreprise dans son tissu.
Sociétalement, l’entreprise a un rôle, et sa culture d’entreprise une signification pour beaucoup plus large que l’entreprise. Elle devient porteuse de culture.
On demande beaucoup aux entreprises d’avoir ce rôle-là en partie car il n’y a pas beaucoup d’autres institutions qui le jouent. Cet ancrage va permettre de développer la capacité de création, s’il est fait correctement. Car l’un des gros écueils de la culture d’entreprise, c’est parfois sa facticité, lorsque certaines entreprises la pratiquent par pure stratégie de profit, afin d’augmenter leur productivité et leur rentabilité sous couvert d’une créativité générée par des valeurs symboliques. De plus, culture d’entreprise et ancrage ne doivent pas être synonymes de discipline et d’autorité, ni de repli nationaliste, au détriment d’une ouverture vers les autres, et d’une valorisation de la créativité, de la culture et des particularités de tous.
Donc, oui, il y a une forte corrélation entre l’embeddment et la culture d’entreprise. Si on le prend au sens l’idéal c’est réellement une production symbolique avec une valeur plus large que l’entreprise. C’est une injonction qu’on fait aux entreprises maintenant. Mais est-ce une injonction paradoxale ?
Interview réalisée par Lea Kierbel et Lola Capolunghi
Merci à M. Philippe Mairesse pour son temps, son attention et ses réponses à nos questions.