Ces derniers mois ont été marqué par une déferlante « caravagesque » : en octobre s’ouvrait à Rouen l’exposition « Caravage, un coup de fouet » ; en décembre 2022 sortait en France Caravage, un biopic franco-italien réunissant au casting Isabelle Huppert et Louis Garrel ; et en ce mois de mars, deux musées mettent parallèlement à l’honneur le peintre milanais et ses suiveurs : le Palazzo Reale de Naples avec l’exposition « Dialoghi intorno a Caravaggio », et le château de Versailles avec « Chefs-d’oeuvre de la chambre du roi, l’écho du Caravage à Versailles ».
Pourquoi le Caravage est-il à ce point omniprésent dans l’actualité muséale et culturelle – et dans l’histoire de l’art plus généralement – alors que n’approche aucune date anniversaire liée à cet enfant terrible du baroque ? Tout simplement parce qu’au début du XVIIe siècle, Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage, va tout changer dans le monde de la peinture.
Pour le comprendre, il faut expliciter le contexte culturel dans lequel il évolua :
La Contre-Réforme
Avec le développement du protestantisme en Europe à la fin du XVI siècle, l’image est source de controverse et devient un enjeu essentiel. Les protestants justement refusent l’image religieuse, la chassent de ce champ là pour éviter le risque d’idolâtrie. La réaction de l’Eglise catholique est alors l’affirmation de ces images, la comprenant comme participant à la spiritualité et à la propagation de la foi.
Le concile de Trente, réunion des évêques de l’Eglise catholique, débuté en 1545 et terminé en décembre 1563, maintient les sacrements traditionnels comme l’Eucharistie, la consommation de l’ostie par les fidèles, mais met surtout un point d’honneur à la vénération des saints et au culte des images.
Ainsi, la représentation chez les Catholiques, doit frapper, il est un outil de lutte religieuse capitale au sein des lieux de culte.
Sulfureux Caravage
Originaire du nord de l’Italie, formé auprès de Simone Peterzano et de Giuseppe Cesari dit le Cavalier d’Arpin à Milan, Le Caravage s’installe à Rome vers 1595.
Conscient de la demande du Concile de Trente, inhérente à l’art dans la ville sous l’influence directe due à la proximité avec les autorités papales, il transforme alors la peinture de son temps : ses modèles ne se font pas abstraits, idéalisés et parfaits, mais sont d’une matérialité palpable. Il rompt avec la génération précédente de peintres dits « maniéristes », adeptes d’une couleur claire et de poses contournées et élégantes, pour un puissant clair-obscur.
Le Caravage a bénéficié du mécénat, mais aussi du succès face au grand public : les tableaux de chevalet sont pour les amateurs d’art ou les plus fortunés, et tout le monde ne les voit pas. En revanche, tout le monde peut entrer dans les églises.
Caravage a séduit tous les publics, et pour le peuple de Rome, par des décors religieux. Révolutionnaire pour l’époque, il va jusqu’à la controverse pour mieux asseoir son art : En 1601, pour répondre à une commande de la chapelle Santa Maria della Scalla d’une Assomption de la Vierge, son enlèvement direct au ciel, il n’hésite pas à peindre la mère de Dieu comme une morte, d’un aspect cadavérique, allant jusque’à prendre selon la légende comme modèle une femme noyée dans le Tibre !
Alors que la peinture dite classique se développe en parallèle de cette veine innovante, le Caravage inspire ainsi au fil des premières décennies du XVIIe siècle de nombreux artistes à Rome, comme Bartolomeo Manfredi dans un premier temps, qui popularise la méthode du Caravage et le rassemblement autour du thème des plaisirs que le milanais explorait dans des scènes de genre, dans une « méthode manfredienne », capitale pour comprendre la diffusion du modèle caravagesque.
Petit à petit, les suiveurs du Caravage se multiplient en Europe et réinterprétent les modèles du génie du moment, de la France aux Flandres, et représentent tout un groupe que les historiens de l’art qualifient aujourd’hui de « caravagesques » ou empreints d’un « caravagime.
En Hollande avec le mouvement caravagesque d’Utrecht, à Rome où se réunissent les artistes, par exemple à travers l’Académie de France dans la Villa Médicis, de Colbert, ou à Naples – alors aux Espagnols – avec la figure de Jusepe de Ribera.
En France, Nicolas Tournier, Valentin de Boulogne ou Georges de la Tour sont les représentants les plus illustres de cette veine baroque de la peinture du XVIIe siècle »
Une salle pour mettre à l’honneur ces peintres de la réalité
Pourtant, pour voir des oeuvres caravagesques, pas besoin d’aller jusqu’au Louvre ou à Rome !
Le musée des Beaux-Arts de Nantes a aménagé toute une salle dédiée à ce courant au rez-de-chaussée :
La scénographie même renvoie au clair-obscur cher aux artistes de la période.
Parmi les oeuvres marquantes on trouve par exemple des Matthias Stom, célèbre peintre de la scène caravagesque d’Utrecht ou un Jan Cossiers, actif entre Anvers et Paris.
Le génie à la bougie, Georges de la Tour
Mais le clou de la pièce, c’est un corpus de trois tableaux de Georges de la Tour, peintre français actif en Lorraine jusqu’en 1652 : L’Apparition de l’Ange à saint Joseph, le Vieilleur et le Reniement de saint Pierre.
Il connut alors un grand succès, mais fut oublié rapidement dans l’histoire de l’art au cours des siècles, avant d’être redécouvert par Herman Voss à la fin du XIXe siècle. L’influence du Caravage se voit dans l’intérêt porté aux détails peu flatteurs, dans une absence totale d’idéalisation, avec des chairs flasques et le visage buriné par le temps d’un mendiant aveugle gueulant en jouant de son instrument ou d’une partie de dés qui éclipse totalement la scène biblique représentée, mais sa touche personnelles manifeste par l’usage récurrent d’une lumière artificielle – souvent d’une bougie – et ses coloris chauds qui rappellent l’école espagnole du Siècle d’Or comme Velazquez ou Murillo.
Ainsi, les peintres au XVIIe, grâce au Caravage, ont changé le paradigme des représentations en n’hésitant pas à s’aventurer vers les bas-fonds de la société, s’opposant à une perception édulcorée proposée par les peintres classiques. Au XIXe siècle, ils devinrent pour Manet ou Courbe une inspiration de choix d’une modernité s’orientant vers le quotidien.
Scènes de genres, tavernes ou diseuse de bonnes aventures, apparition de personnages modernes, beuveries sans concession, sont l’apanage d’une partie de ces peintres de la première moitié du « Grand Siècle » que le XXe siècle rebaptisa, après une exposition à l’Orangerie de 1932, les « peintres de la réalité ».
Et tout cela encore une fois, grâce à un homme, le Caravage.
Lucas Gonzalez
Actualités
Le film « Caravage » :
https://le-pacte.com/france/film/caravage
Exposition « Chefs-d’oeuvre de la chambre du roi, l’écho du Caravage à Versailles » :
https://www.chateauversailles.fr/presse/expositions/chefs-oeuvre-chambre-roi-echo-caravage-versailles
Exposition « Dialoghi intorno a Caravaggio »
https://caravaggio.palazzorealedinapoli.org/