Entre espaces de médiations, lieux publics, lieux libres, lieux à destination culturelle ou encore lieux appropriables, les tiers-lieux sont des outils riches pour les villes et leurs habitant.es. Devenus des vrais vecteurs de médiation culturelle, ce sont aussi des lieux pour penser autrement la culture. Comment s’assurer que les tiers-lieux ne creusent pas plus l’inégalité face à la culture ? Comment s’assurer qu’ils assurent la viabilité de leur communauté ? Comment les penser pour qu’ils soient de vrais lieux culturels inclusifs ?
Mais déjà, c’est quoi un tiers-lieu ?
Les tiers-lieux sont comme leur nom l’indique des « troisièmes lieux » situés en dehors du domicile (premier lieu) et du lieu de travail (deuxième lieu). L’expression tiers-lieux est défini à la fin des années 80 par le sociologue américain Ray Oldenburg (1932-2022). Pour lui, les sociétés urbaines modernes partagent leur temps entre deux lieux (le « premier lieu » étant la maison et le « deuxième lieu » le travail) qui sont plutôt isolés. A l’opposé, le troisième lieu est un espace public neutre permettant à une communauté de tisser des liens. Pour Oldenburg, les tiers-lieux « accueillent les rassemblement anticipés, informels et volontaires des individus, au-delà des domaines domestiques et de travail. »1
Et pourquoi les tiers-lieux ?
Selon les sociologues, les bars, rues principales, cafés, bureaux de poste et autres, sont au cœur de la viabilité des communautés sociales et du fondement d’une démocratie fonctionnelle. Cela est bien sûr viable pour les années 80, mais même si les mœurs ont changé, les tiers-lieux sont toujours vus comme permettant l’égalité sociale en nivelant le statut d’invité et en créant des habitudes d’association publiques. Si les tiers-lieux sont donc des lieux de communautés, offrant un support psychologique aux individus de ces dernières, ce sont aussi des lieux éminemment politiques, où une autre vision de la ville, de la vie, de la culture et de la façon d’habiter se discute.
Espaces de coworking, potagers de quartiers, friches industrielles réhabilitées, les tiers-lieux sont donc des endroits que l’on fréquente, ou que l’on passe, en en ayant conscience ou non. Ils sont devenus des « lieux du faire ensemble » pour reprendre les mots de France tiers-lieux2 (groupement d’intérêt public). D’abord et surtout développé dans les métropoles, ils se situent aujourd’hui en majorité (55%) dans les petites et moyennes villes3.
Les tiers-lieux en chiffre
Il existe en France 3 500 tiers-lieux en 2022 4. 75% sont des ateliers de coworking, 27% des tiers-lieux culturels ou encore 17% des laboratoires d’innovation sociale. Ce sont donc des lieux de vivre ensemble et de co-production. Ils rassemblent 150 000 employé.es, auxquel.lles s’ajoutent 2,2 millions de personnes ayant travaillé sur un projet dans un tiers-lieu. 62% des tiers-lieux sont des associations contre seulement 8% sous le statut de SCIC/SCOP. Ils sont aussi au cœur des considérations de la transition écologique, puisqu’un tiers de ces lieux a un rôle dans des projets de réemploi ou de recyclage d’objets.
Les tiers-lieux comme outil politique et social
Car ce sont de véritables lieux d’innovation collective, ce n’est pas surprenant que les tiers-lieux soient des outils privilégiés par les institutions publiques pour développer une vie de quartier et permettre plus de mixité sociale et ethnique. Plus que de simples espaces partagés, les tiers-lieux sont des projets politiques, où s’opère une autre forme de communauté et d’économie. C’est ainsi que les tiers-lieux sont vus comme une solution pour une meilleure médiation culturelle, notamment après des populations les plus précaires. En effet, ils sont issus d’un projet collectif, souvent participatif, et ils sont un bon moyen de pallier l’inégalité d’accès à la culture.
Culture et population
L’inégalité face à la culture est une épine dans le pied des politiques culturelles et ce depuis des décennies. La question se pose depuis la création même du ministère des affaires culturelles en 1959 : la mission de ce ministère étant de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français.es. » Malgré de nombreux essais de démocratisation – tarification plus basse pour les étudiants et les personnes au chômage, prix unique du livre, cours de musique et d’art plastiques, ou encore accès aux expositions ou concerts en ligne (notamment depuis la crise de la Covid-19 et le premier confinement en mars 2020) – le résultat reste le même. Les populations les plus précaires, notamment les populations racisées, ont moins de pratiques culturelles. Même si la culture est accessible partout, notamment avec le numérique, ce sont les personnes ayant déjà une pratique culturelle (et qui peuvent pourtant se déplacer pour exercer cette pratique) qui se retrouvent à utiliser un outil initialement prévu pour les populations les plus éloignées de la culture (à la fois géographiquement et dans leurs habitudes).
Le problème ne vient donc pas de l’accessibilité mais bien de la question de la « culture » en elle-même et de la manière dont elle peut être sacralisée. Car il y a en effet un lien direct entre pratique culturelle et niveau de diplôme, qui est également souvent liée à l’origine ethnique.
Dans L’enquête sur les pratiques culturelles5 menée par le ministère de la culture en 2018, apparaît clairement une différence, liée au statut social, dans les pratiques culturelles. Par exemple, 52% des sondé.es ayant suivi des études supérieures ont visité un musée ou une exposition dans les 12 mois précédant l’enquête, contre 9% des sondé.es sans diplôme ou avec un CAP. Dans la même lignée, 18% des ouvrier.ères questionné.es se sont rendus dans un musée ou exposition dans les 12 mois précédant l’enquête, contre 62% des cadres. Le même bilan peut être tiré lorsque l’on compare l’origine territoriale des sondé.es (agglomérations versus zones rurales). Cependant l’écart diminue pour les pratiques liées au cinéma ou à l’écoute de musique (seulement quelques pourcents d’écart).
Ces inégalités aux pratiques culturelles sont plus complexes que de simples différences d’intérêts en fonction de la population visée. Ces résultats sont le produit de logiques sociales institutionnalisées. Par « institutionnalisation » est entendu la manière dont certains comportements sont tellement normalisés et ancrés dans le fonctionnement de la société (notamment ceux discriminants) qu’ils ne sont pas questionnés (même s’ils le devraient). Ces logiques sociales institutionnalisées sont à l’origine d’un questionnement de la légitimité à la culture, pour les populations précaires et racisées.
La question de la légitimité et appropriation
« Les tiers-lieux ont à nous dire beaucoup de choses sur la manière dont on pense des lieux comme espaces d’émancipation et de territorialisation de pratiques culturelles », explique Emmanuel Verges6, co-directeur de l’Observatoire des politiques culturelles. Il ne suffit pas qu’un tiers-lieu soit ouvert à une communauté pour que cette dernière se sente légitime d’y participer. Ce n’est pas parce qu’un lieu appartient à tout le monde, que chacun y tient une même place. Par exemple, la cour de récréation est un espace qui appartient à toustes les enfants d’une école, ainsi qu’au corps enseignant. La cour de récréation est tiers-lieu puisque les enfants (une communauté) se rassemblent pour jouer (innovation) dans un lieu qui n’est ni la maison familiale ni la salle de classe (la cour est un lieu de loisir). Pourtant de nombreuses études, notamment celle de la géographe Edith Maruéjouls, constatent une utilisation genrée de l’espace de la cour de récréation. Les garçons, jouant la plupart du temps au foot, se trouvent au milieu de la cour, occupant ainsi le centre de l’espace. Les filles, généralement peu invitées à participer au match (car « les filles ne courent pas »7) se situent sous le préau à sauter à la corde, à jouer à « 1,2,3 soleil », ou sur les bancs à discuter. Cette observation peut être un peu alarmante, car dès le plus jeune âge les enfants ont inculqué des normes binaires de genre dictant leur comportement pour le reste de leur vie. Par conséquent, à l’âge adulte, les mêmes comportements sont visibles dans l’espace public. Ce dernier est plus adéquat pour les hommes que pour les femmes et ces dernières tendent à s’y faire discrètes.
Et de la même manière que les personnes de genre féminin peuvent se sentir illégitimes à être dans l’espace public, les populations précaires et racisées peuvent se sentir illégitimes face à la culture, cette dernière étant souvent présentée de manière élitiste et absolue. Cette illégitimité peut également s’expliquer par la position sacralisée8 que l’on donne à une œuvre ou un.e artiste. Comme si le fait d’apprécier une œuvre ou une.e artiste était inhérent à leur simple existence. Alors que, même pour les publics sensibles, il a fallu passer par une phase d’apprentissage. Par conséquent, les statistiques montrent quel type de population s’intéresse à la culture et, par un mécanisme de copiage, de répétition et d’habitudes, les comportements ne changent pas. Les populations les plus précaires continuent à ne pas y aller car, dans l’imaginaire collectif, c’est à la tranche la plus aisée d’aller au musée, ce qu’elle continue d’ailleurs à faire. S’ajoute à cela la sous-représentation des populations racisées au sein-même des instances culturelles. Peut-être que le paradigme de « rendre la culture accessible au peule » aurait du mérite à être reformulée pour exprimer de manière plus juste et réelle, ce que certes la culture peut apporter aux populations, mais aussi ce que la culture a à gagner à s’enrichir de son public.
Tiers-lieux et viabilité des communautés sociales
Dans ce contexte, il semble judicieux de dire que les tiers-lieux sont un outil plus que pertinent pour « penser la culture ». Par la manière dont ils ont d’être co-produits, et de rassembler des idées, ils se prêtent facilement à réinventer ce qu’est une pratique culturelle. Dans son livre Tiers-lieux et plus si affinités (2019), Antoine Burret raconte son travail sur le terrain des tiers-lieux qu’il a pu observer, expérimenter et décortiquer pendant cinq années. Il relate la dimension philosophico-politique des tiers-lieux, et donc leur importance dans la construction de la société. Il explique : « J’ai exploré les tiers-lieux en essayant de comprendre comment s’organisent ces individus, ce qu’ils redoutent, ce qu’ils espèrent. J’ai étudié sur le terrain ces populations émergentes, avec leurs coutumes et leurs mœurs. J’ai utilisé leurs services, leurs outils, leurs référentiels juridiques et politiques. J’ai participé à la création des services, produit des textes, alimenté des réflexions. […] Et c’est un engrenage, car ils explorent une autre manière de vivre en société, de penser les organisations et la création de valeur. » Les tiers-lieux permettent d’expérimenter et de développer des nouvelles manières de travailler, penser, agir, produire. Ils forment à leur échelle une économie collaborative, et circulaire habituelles, avec une approche à l’individu plus juste et respectueuse.
Il est évident que les tiers-lieux culturels ne suffisent pas à résoudre les problèmes de médiation par leur unique présence. C’est-à-dire que définir un site comme tiers-lieu culturel ne suffit pas à ce que culture, innovation et mixité se fassent. Comme l’existence d’une œuvre d’art ne suffit pas pour qu’elle soit appréciée de toustes.
Penser les tiers-lieux
Peut-être que les tiers-lieux culturels font alors encore plus sens s’ils s’inscrivent dans la création d’une nouvelle approche à la culture, pour « désinstituionnaliser » ce qui paraît normal mais ne l’est pas.
Bien sûr les tiers-lieux ne sont pas nécessairement miraculeux, et il n’y a pas de recette clé pour leur réussite et leur pérennité. Mais c’est peut-être ici leur dimension la plus intéressante : la manière dont ils peuvent être tout, puis se réinventer, s’adapter aux besoins des celleux qui les créent et de celleux qui en bénéficient. En poussant au plus loin leur approche différente de la société, ils peuvent s’inscrire dans le développement d’une approche queer et antiraciste de la société. L’intérêt des tiers-lieux réside dans l’inclusivité des populations, des ethnies, des genres, des orientations sexuelles, des handicaps. Peut-être faut-il alors laisser la place à l’expression et l’expérimentation de ces publics, pour les inclure, non pas car l’inclusion est à la mode, mais pour entamer un réel bouleversement des habitudes et rester dans leur rôle philosophico-politique.
Leur création-même est un travail collectif, une mutation permanente permettant un champ des possibles gigantesque, car ils sont dotés de qualités extraordinaires presque sans limite. Peut-être qu’un bon tiers-lieu n’a pas de volonté de s’étendre, de faire du profit mais de s’adapter à ce qu’il accueille et produit, et non l’inverse. Les tiers-lieux culturels peuvent alors devenir modelables dans leur lieu, leur destination, dans leur forme architecturale, car ils sont tous, par essence, des acteurs participant à faire « culture ».
Elsa Foucault
1 https://en.wikipedia.org/wiki/Ray_Oldenburg
4 https://francetierslieux.fr/tiers-lieux-chiffres/
5https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/L-enquete-pratiques-culturelles
7 réponse donnée par les garçons de l’école questionnés par Edith Maruéjouls sur l’absence des filles dans les matchs de foot.
8 https://www.inegalites.fr/Inegalites-d-acces-a-la-culture-democratiser-les-pratiques-par-l-education