Il est des œuvres qui marquent une existence, qui ne nous laissent pas indemnes, qui nous touchent profondément car elles nous confrontent à ce qui fait de nous des êtres humains : nos émotions. C’est le cas de L’Incompris, un film italien de 1966 réalisé par Luigi Comencini. Dès les premières minutes, on sait que l’on ne va pas en sortir entier. On se retrouve happé par les images vieillies et la musique lancinante, absorbé par le drame qui se déroule sous notre regard intrusif. L’Incompris est un film intense qui donne à voir les souffrances d’une famille, avec finesse et délicatesse. Ici, pas d’explosion ni de course-poursuite, pas d’agents secrets en combinaison de cuir, pas de vaisseaux spatiaux ni de mitraillettes. Il n’y a que cette grande maison italienne, ce jardin verdoyant et le soleil de Florence.
Une famille face au deuil
John Duncombe est le consul du Royaume-Uni en Italie. Le film s’ouvre sur un drame : la femme de Sir Duncombe vient de mourir. Ce dernier, désormais veuf, doit élever seul ses deux fils. L’aîné, Andrea, est un petit garçon débordant d’énergie, facilement distrait et très protecteur envers son petit frère Milo, un enfant sensible et maladif.
Sir Duncombe, pensant Andrea assez vieux pour apprendre la triste nouvelle, lui annonce le décès de sa mère. La réaction d’Andrea va alors précipiter l’intrigue. Inattentif, il a du mal à comprendre la gravité de la situation et Sir Duncombe va prendre pour une maturité détachée ce qui est en réalité un chagrin si intense qu’il en devient anesthésiant. Cette incompréhension est le point de départ d’un lent glissement vers la conclusion déchirante de ce film.
Le consul est un homme occupé, distant tant physiquement qu’émotionnellement pour ses enfants, en particulier pour Andrea. L’apparente indifférence de son fils le met mal à l’aise et le renvoie face à un deuil qu’il a du mal à accomplir. Il se replie sur lui-même et ne trouve du réconfort que dans la présence de l’affectueux Milo – qui, ignorant de la mort de sa mère, continue de vivre avec toute la joie innocente de l’enfance. Sir Duncombe délaisse petit à petit Andrea, tout occupé à son inquiétude pour Milo, qui a la santé fragile.
Les thèmes de l’enfance et de la famille sont traités avec une justesse rare. La relation fraternelle entre Andrea et Milo est dépeinte avec réalisme. Malgré l’amour puissant qui les lie, les chamailleries sont nombreuses et les petits chagrins deviennent des séismes dans un cœur d’enfant. On est touché par les moments de tendresse, on se révolte face au traitement de faveur de Milo, on souffre de la solitude d’Andrea. Les doutes de Sir Duncombe et ses maladresses nous mettent face à des questionnements essentiels sur ce que c’est d’être parent.
L’intrigue se déroule avec simplicité, glisse peu à peu vers une tragédie que l’on devine, sans la comprendre vraiment. Cette simplicité entre en contradiction avec la complexité des relations familiales. Il est si dur de s’accepter, quand bien même on s’aime profondément. Et il est si dur de trouver les mots, de se parler, quand la souffrance est telle qu’on ne peut l’exprimer.
Tout au long de ce film, on assiste à l’échec d’une parole qui pourrait être salvatrice. Au lieu de cela, le dénouement dramatique s’avance, doucement, inexorablement.
Un peu d’histoire
L’Incompris s’inscrit au cœur d’une mouvance cinématographique très particulière, celui du cinéma italien de la Cinecittà. La Cinecittà est à l’origine un immense complexe de studios cinématographiques situé près de Rome, en Italie. Sa réalisation date des années 1930, sous le régime fasciste de Benito Mussolini. Luigi Freddi, qui était le chef du cinéma du gouvernement à l’époque, voulait pouvoir concurrencer les Etats-Unis et Hollywood, pour imposer le cinéma italien comme un outil de soft power. En réalité, le but était aussi de créer un cinéma de propagande efficace et prestigieux. La Cinecittà est inaugurée en 1937 par Mussolini lui-même. Et c’est un grand succès. Jusqu’aux années 40, la production cinématographique italienne fait un bon en avant, aidé par une contribution financière gouvernemental très généreuse. En 1943, la chute de Mussolini va marquer un tournant dans le développement de la Cinecittà. Désormais débarrassés du carcan de la propagande, de nombreux réalisateurs vont enrichir le mythe et marquer l’histoire du cinéma. On peut citer par exemple Luchino Visconti, Alessandro Blasetti, ainsi que ceux qui popularisèrent le genre du néoréalisme, Roberto Rossellini et Vittorio De Sica. La Seconde Guerre Mondiale va bousculer la Cinecittà, bombardée et presque détruite.
L’après-guerre sera marqué par un renouveau de la Cinecittà, venant ironiquement des Etats-Unis. Les réalisateurs américains délocalisent la production en Italie, pour profiter des prix avantageux du pays. C’est le début de l’âge d’or de la Cinecittà, qui durera jusque dans les années 60. A cette époque, de très nombreux péplums et films grand-publics sont tournés dans le complexe, avant que l’attrait pour ce genre soit lentement remplacé par le style « James Bond » puis par les westerns spaghetti – incarné par le grand Sergio Leone, réalisateur de Le Bon, la Brute et le Truand.
Luigi Comencini, ou comment filmer l’enfance
Luigi Comencini est un réalisateur italien né en 1918 et mort en 2007. Il a vécu en France pendant son enfance puis a fait des études d’architecture à Milan, avant de se tourner vers le cinéma. Il commence sa carrière comme critique, puis passe derrière la caméra en 1946 avec la réalisation de son premier court-métrage.
De nos jours, il est reconnu comme un grand réalisateur et a été récompensé plusieurs fois – il a notamment reçu le Lion d’Or de la Mostra de Venise en 1987 pour l’ensemble de sa carrière. Mais durant son vivant, il fut largement sous-évalué par la critique. On lui préférait un cinéma plus engagé, très en vogue dans les années 70 en Italie. Cela dit, il jouit tout de même d’une bonne réputation et a eu quelques succès grand-public, comme Pain, amour et fantaisie.
Le thème de l’enfance est récurrent dans l’ensemble de son œuvre. Il veut montrer l’innocence de l’enfance, mais en réalité, c’est plus souvent avec gravité qu’il aborde ce sujet. L’Incompris est un drame psychologique, un genre qui se caractérise par une attention particulière portée à la psychologie des personnages, à leurs problèmes intimes plutôt qu’à l’intrigue elle-même. Dans L’Incompris, le deuil est un élément central et les événements qui se déroulent ont pour finalité de montrer les déchirements intérieurs, plutôt que de faire avancer une histoire.
L’Incompris est un film intense, qui fait ressentir des émotions très fortes et ancrées au plus profond de nous. Il est impossible de ne pas sourire, impossible de ne pas pleurer. Car on pleure beaucoup devant L’Incompris, vous voilà prévenu. Mais si vous vous décidez à le regarder, vous en sortirez bouleversés, remplis par une espèce de béatitude, mais aussi une certitude qui vous poursuivra pendant longtemps : vous aurez regardé quelque chose de terriblement beau.
Coline Roche
Sources :
Article sur la Cinecittà :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cinecitt%C3%A0
Articles Luigi Comencini :
https://www.universalis.fr/encyclopedie/luigi-comencini/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Luigi_Comencini
Articles L’Incompris