Le Milord, 17 décembre 2021, avenue de France. À deux pas de la tour d’ivoire de l’édition, Héloïse d’Ormesson s’assoit sur la banquette de ce restaurant sans prétention : de son sac dépassent son « livre de secours » en cas de file d’attente impromptue, des marque-pages à l’effigie de la maison et un exemplaire de Mobylette de Frédéric Ploussard, le dernier succès des Éditions Héloïse d’Ormesson (EHO) de la rentrée. C’est sa nouvelle pépite, lauréat des prix Angoulême et Stanislas du premier roman : une première pour la maison.
Si elle est rodée à l’exercice du portrait, celle qui préfère être simplement appelée Héloïse en reste toujours un peu gênée. Il faut dire qu’entre la prestance de son père Jean d’Ormesson et l’aura de sa mère Françoise Béghin, héritière de l’empire du sucre Béghin-Say, Héloïse a toujours été bien entourée, trop peut-être : ses deux années de classes préparatoires pour tout bagage, elle fuit dès ses vingt ans la France pour trouver refuge au sein de la prestigieuse université de Yale, aux USA, avant de travailler comme éditrice chez Seaver Books à New-York. Pourquoi cet exil ? Peut-être pour s’éloigner du sérail germanopratin, mais surtout pour ne devoir ses réussites qu’à son mérite. Dès son retour en 1987, elle est embauchée chez Bouquins avant de partir à la direction du service de la littérature étrangère de Flammarion, auprès du monstre sacré de l’édition en France Françoise Verny :
« Cette femme est extraordinaire, dans ses qualités comme dans ses travers. Je lui dois beaucoup. Elle m’a tellement appris dans la relation qu’elle entretenait avec ses auteurs que je suis encore ses conseils aujourd’hui ».
Ce dont Héloïse parle peu, c’est de sa vie personnelle, pourtant intimement liée à sa carrière : un jardin qu’il est difficile de maintenir secret puisque l’homme qui partage sa vie, Gilles Cohen-Solal, est celui qui l’a poussée – « si ce n’est forcée ! » – à se lancer dans l’aventure de l’édition , alors même qu’elle était à la co-direction de Denoël : « Je lui ai dit : si tu me trouves une banque et un diffuseur-distributeur, alors ok, on y va ». Et ils y sont allés. Ensemble, ils s’attachent depuis la création de la maison en 2004 à éditer une littérature centrée sur des histoires complexes « qui ne laissent pas le lecteur indifférent ». La particularité des EHO ? La grande majorité d’autrices qui composent son catalogue – fait assez rare dans l’édition pour être noté – et cet habile panaché de littérature française et étrangère qui donne du relief à sa collection. Aujourd’hui, les autrices ne signent qu’environ 35% des ouvrages publiés : échec ou victoire ? Lorsque l’on constate que jusqu’au milieu du XIXème siècle, les femmes ne représentaient que 5% des auteurs, cela donne à penser. Le chemin vers une représentation plus juste de la créativité littéraire féminine et vers la fin de l’invisibilisation des femmes dans les hautes sphères des domaines culturels est encore long, mais il progresse… même si des bastions résistent encore et toujours au progrès, comme en témoignent les 4 uniques « immortelles » qui siègent parmi leurs 36 confrères sur les sièges en velours de l’Académie Française.
Quant à Héloïse, elle continue de publier avec passion ses autrices et ses auteurs, afin de mettre à l’honneur leur créativité. Elle s’enflamme dès qu’elle se remémore ses plus grandes fiertés, les coups de cœurs littéraires qui ont profondément façonné sa carrière. Ainsi, elle évoque avec beaucoup d’amitié Pierre Pelot, un auteur dont elle s’occupait aux éditions Denoël, qui alors même qu’elle ne s’était pas encore lancée dans l’aventure des EHO, lui témoignait toute sa confiance : « Pierre, c’est une rencontre littéraire formidable et une rencontre humaine incroyable. Il m’a dit : si tu fondes ta maison, je te donne mon prochain roman. Et il l’a fait ! ». C’est ainsi qu’il sera le premier auteur des Éditions Héloïse d’Ormesson, avec son titreMéchamment dimanche. Seulement deux ans séparent cette première publication de celle qui marqua un tournant dans l’histoire de la maison : Elle s’appelle Sarah, de Tatiana de Rosnay, qui contribue encore aujourd’hui à la notoriété de la maison avec ses 13 millions d’exemplaires vendus dans le monde entier. Traduit en 38 langues différentes, cet ouvrage témoigne non seulement du talent de son autrice, mais aussi de celui d’une éditrice qui s’affirme clairement sur la scène éditoriale française. Ce succès sera suivi entre autres de ceux de la lauréate du prix des librairies 2019 Gaëlle Nohant, de l’historien de la seconde guerre mondiale Peter Longerich ou plus récemment de la lauréate du prix des lecteurs 2017 Lorraine Fouchet. Pourtant, un vide subsiste sur l’étagère des EHO : la publication des œuvres de Jean d’Ormesson. « Il était tout à fait hors de question de publier mon père ! J’avais bien trop peur de nous fâcher. Et puis… » Et puis ils se sont lancés en 2007, quelques années après la création de la maison ; un pari gagnant qui lui laisse un soutien financier, mais surtout un souvenir ému depuis sa disparition, dix ans après.
Cette maison d’édition, fourmillant de livres, c’est un peu de chez elle, mais au bureau. Cette année, cela fait 18 ans que les Éditions Héloïse d’Ormesson sont nées. Et 18 ans après leur création, Héloïse est toujours à la tête de sa maison, bien qu’elle se soit associée au groupe Éditis. Ce défi, elle l’a relevé et s’est imposée peu à peu comme l’une des premières femmes fondatrices et directrices d’une maison d’édition d’une telle longévité et d’une telle envergure, dans un secteur où seules 9% de femmes sont à la tête d’entreprises du monde du livre, de la presse et de l’édition*. Pourtant, ce n’est pas à cela que pense Héloïse, mais plutôt aux nombreux récits prometteurs encore inconnus à découvrir. D’ailleurs, après un coup d’œil à sa montre, elle avale d’un trait son second café avant de s’éclipser : un manuscrit l’attend…
Héloïse d’Ormesson en quelques dates:
- 1962 : Naissance à Neuilly-sur-Seine
- 1985-1987 : Diplômée de Yale, éditrice chez Seaver Book (États-Unis)
- 1987-1989 : Éditrice chez Bouquins (Robert Laffont)
- 1990-1999 : Responsable éditoriale de la littérature étrangère chez Flammarion
- 1999-2004 : Co-directrice de Denoël
- 2004 : Fondation des EHO
- 2007 : Publication du best-seller Elle s’appelait Sarah
- 2017 : Décès de Jean d’Ormesson
H. C.
Sources:
Sne.fr
https://www.livreshebdo.fr/article/une-parite-professionnelle-imparfaite-dans-le-secteur-du-livre
https://www.entreprendre.fr/maisons-d-edition-les-femmes-prennent-le-pouvoir/