Pourquoi continue-t-on de mépriser Jul et Aya Nakamura ?

Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, les chiffres ne mentent pas : Aya Nakamura et Jul font partie des artistes français les plus écoutés sur les plateformes de musique. L’une est l’artiste française la plus streamée au monde, l’autre est considéré comme un des rappeurs français les plus importants de son époque. Cependant, et ce depuis le début de leur carrière respective, ils sont très souvent sous-représentés dans les médias traditionnels et les critiques des journalistes leurs sont plus que défavorables.

On retrouve ce constat d’un succès populaire affilié à un rejet par les critiques autour de nombreuses carrières d’artistes, la plupart du temps catégorisés dans le style « musique urbaine ».

Ce qui apparaît comme une simple divergence de goûts musicaux témoigne pourtant d’un important mépris de classe, qu’il serait peut-être temps de remettre en question.

Jul, ovni workaholic du rap français

Pochette de l'album La zone en personne de Jul, sorti en 2018.
Pochette de l’album La zone en personne de Jul

Depuis son deuxième album « Dans ma paranoïa » sorti en 2014, Jul produit 2 albums par an tous certifiés disque de platine au minimum. En 2015, il fonde son propre label indépendant. En 2020, il devient le plus gros vendeur d’albums de rap français de tous les temps avec plus de 4 millions d’albums vendus avant l’âge de 30 ans. En parallèle, il sort très régulièrement des titres et des albums disponibles en téléchargement gratuit pour ses fans. Plutôt bosseur !

On peut aussi voir qu’il est énormément respecté par ses pairs du rap français : Gims, Soprano, l’Algerino, et même Booba qui avait déjà déclaré lors d’une interview pour Les Inrockuptibles en 2015 qu’il estime que seul Jul peut surpasser les ventes de ses albums : « Je pense qu’il va vendre plus que moi. C’est vraiment quelqu’un que je respecte. On discute souvent ensemble ».

Aya Nakamura, outsider avec une identité très forte

Photo publiée sur le compte instagram d'Aya Nakamura
Photo publiée sur le compte instagram d’Aya Nakamura

Aya Nakamura a également une fanbase solide parmi les autres talents de la scène francophone comme les chanteuses Angèle ou Pomme, qui n’hésitent pas à exprimer leur admiration et respect envers son travail sur les réseaux sociaux.

Sortant de tout cadre précédemment définis, ses phrases alambiquées et son style musical mélangeant R’n’B, pop et afrobeat font pourtant peur aux médias français. Ceux-ci pointent du doigt les expressions et jargon employés par Aya qui ne sont pas connus du dictionnaire français, comme dans la chanson Pookie sortie en 2019 :

« Toi t’es bon qu’à planer
Ouais je sens t’as l’seum, j’ai la boca
Entre nous y’a un fossé
Toi t’es bon qu’à faire la mala »

Ces médias n’ont cependant pas le même discours face aux textes de certaines pépites de la pop française comme Julien Doré et Christine & the Queens, qui utilisent eux aussi un bon nombre d’expressions tarabiscotées dans leurs chansons :

« Sur ta peau mellow sublime
Les dauphins du large
Ont le coeur tropico-spleen
Au lointain rivage
Je te veux Coco Câline »
– Coco Caline, Julien Doré.

« J’fais tout mon make up
Au mercurochrome
Contre les pop-ups
Qui m’assurent le trône »
– Tilted, Christine and the Queens

Curieux, non ?

Pour Marie-France Malonga, sociologue des médias, le succès d’Aya Nakamura « s’oppose au regard des dominants, relayés par les médias, qui s’estiment encore comme les seuls à pouvoir juger de ce qui est bon ou non, digne d’être de l’art ou non. »

Le mépris de classe, fléau des médias

Mais qu’est-ce que le mépris de classe et pourquoi notre Jul et Aya nationaux en sont-ils victimes ?

Aussi désigné comme « monopole du bon goût », le mépris de classe est une forme de mépris que déploie une personne de manière plus ou moins explicite face à la classe sociale d’une personne considérée comme de dignité « inférieure ». Cette notion a été surtout étudiée par Pierre Bourdieu.
En ce sens, les critiques subies par les deux artistes révèlent un profond mépris de classe de la part des journalistes envers les personnes issues de milieu plus populaire que le leur, mais aussi de la persistance de clichés dégradants à l’égard du rap français et de la musique dite « urbaine ». Pour Olivier Cachin, spécialiste du mouvement hip-hop, la plupart des médias les associent encore aujourd’hui à une « sous-culture générée par des irresponsables décérébrés ». Or aujourd’hui, on constate que le rap est en passe de devenir le genre musical préféré des français, « ses influences, références, codes, rythmes, sons et attitudes ont infiltré toutes les couches de la société » explique Laurent Bouneau, directeur des programmes de Skyrock.

Pour Olivier Cachin, il est évident que ce mépris envers ces genres musicaux est intrinsèquement lié aux fractures sociales de notre société. « Le mépris de classe qui entoure le rap est un corollaire du mépris qui frappe les milieux populaires, bien sûr. »

« On aime ou on n’aime pas, mais Jul est un personnage hyper intéressant. […] Mais les médias parisiens préfèrent parler de sa garde à vue plutôt que de sa musique. La majorité d’entre eux n’ont d’ailleurs jamais écouté un album de Jul ! »

Sophian fanen dans le journal Les jours

Jul et Michel Polnareff, une amitié inattendue prouvant que tout est possible ?

Ainsi, on critique Jul parce que généralement quand on en entend parler, ce n’est pas de manière valorisante et qu’on ne cherche pas à aller plus loin. On nous présente quelque chose comme étant de mauvais goût donc on le qualifie nous-même de mauvais goût. Michel Polnareff lui-même s’est fait prendre à ce piège lors du premier confinement en avril 2020. En effet, lors d’un live instagram animé par Magali Berdah, agente de télé-réalité, cette icône de la variété française s’est vu poser la question de quel artiste il n’aimait pas le travail. Ne sachant que répondre, il finit par donner le nom de Jul, suggéré par son interlocutrice. Peu après, Michel Polnareff est vite revenu sur sa déclaration via un tweet :

Tweet de Michel Polnareff :
"Quand @MagaliBerdah m'a demandé quel chanteur français je détestais, je ne trouvais pas le nom, et quand elle m'a dit JUL, j'ai dit oui c'est ça; je viens de l'écouter sur YouTube et me suis rendu compte que je me suis trompé de personne; je présente toutes mes excuses à @jul"
Message posté par Michel Polnareff sur son compte twitter

Jul, peu rancunier, a tweeté en réponse que ce n’était « pas grave ». Cet échange a marqué le début d’un rapprochement entre les deux chanteurs, Michel Polnareff n’hésitant pas à défendre Jul sur les réseaux sociaux ou à s’afficher en photo en train de faire le signe de Jul avec ses doigts. Jul a pour sa part publié des photos de lui avec la coupe de cheveux de Michel Polnareff, et laissait même entendre qu’un éventuel featuring se préparait entre eux.

Photo postée sur la page Facebook Michel Polnareff, le montrant faisant le signe de Jul
Photo postée par Michel Polnareff sur sa page Facebook
Photo postée sur la page Facebook de Jul, le représentant avec la coupe de cheveux et les lunettes de Michel Polnareff.
Photo postée par Jul sur sa page Facebook

Cette situation rejoint les travaux de Bourdieu : pour se démarquer des autres et montrer qu’on appartient à une certaine classe sociale, il est important de montrer ce qu’on aime mais aussi ce que l’on n’aime pas afin d’intégrer des groupes et tracer des distinctions entre le groupe auquel on se rattache et les autres. En laissant une ouverture et en exprimant que l’on n’a pas vraiment d’opinion particulière sur une chose, on accepte que les distinctions et barrières sociales soient poreuses, tangibles. En somme, accepter qu’il existe un monde où Jul et Michel Polnareff peuvent être amis, c’est aussi accepter de remettre en question la notion d’appartenance à des classes sociales bien définies.

Finalement, Aya Nakamura et Jul sont tous les deux des artistes qui ont su s’affirmer dans le paysage musical français malgré l’absence de soutien des médias, valorisant d’autant plus leur travail et leur carrière. Ce constat pose la question d’une possible restructuration des rapports de force entre artistes et médias, qui ne seront peut être plus aussi important dans le succès des futurs talents.

Charlotte Lepage

Sources :

http://www.slate.fr/story/153011/medias-francais-rap-longue-histoire-mepris

https://culture.newstank.fr/fr/article/view/201182/deezer-jul-aya-nakamura-artistes-plus-streames-2020-i-3-album-plus-ecoute.html

https://www.gentside.com/news/michel-polnareff-et-jul-l-improbable-amitie-apres-les-critiques_art94952.html

https://ventesrap.fr/jul-victime-du-mepris-de-classe-des-medias-francais/.html

https://leparterre.fr/2019/04/26/jul-catalyseur-de-degout/

https://www.madmoizelle.com/aya-nakamura-misogynoir-france-1067077-1067077

https://www.humanite.fr/olivier-cachin-le-mepris-de-classe-qui-entoure-le-rap-556833