Alice Guy : La pionnière oubliée du cinéma

Alice Guy. ce nom évoque peu de choses pour la plupart d’entre nous, pourtant, il fut celui d’une véritable pionnière du cinéma.

Première réalisatrice et première patronne d’un studio au monde, son héritage de plusieurs centaines de films, reflet d’une passion profonde pour le cinéma, est aujourd’hui encore très méconnu.

L’histoire d’une pionnière

Quand on pense aux débuts du cinéma, on pense souvent aux frères Lumière, à Griffith ou Méliès. Pourtant, il en est une qui a tout autant apporté au 7ème art. 

Alice Guy, née le 1er juillet 1873 à Saint-Mandé est la fille d’un propriétaire d’une chaîne de librairies chiliennes. Elle grandit entre la France, le Chili et la Suisse, où vivaient ses grands-parents.

À 17 ans, conseillée par un ami de la famille, la jeune Alice décide d’étudier la sténodactylo. En 1895, elle est recrutée pour être la secrétaire d’un certain Léon Gaumont. Cette même année, elle est invitée avec son employeur à une projection privée d’Auguste et Louis Lumière, célèbres inventeurs du cinématographe. Léon Gaumont envisage alors de suivre l’exemple de Louis Lumière et de se consacrer à la vente d’appareils de projection.

De son côté, Alice est impressionnée par ce qui a été présenté. Néanmoins, elle a le sentiment que l’on peut faire bien mieux que simplement documenter la vie quotidienne, comme le font les frères Lumières. L’idée émerge alors dans son esprit : Pourquoi n’utiliserions-nous pas les films pour raconter des histoires ? 

Elle demande alors à son patron l’autorisation d’écrire des saynètes et de les faire jouer par des amis. Gaumont accepte à la condition que son « courrier n’en souffre pas ».

Peu à peu, Alice Guy se met à l’écriture et la réalisation de courtes « histoires fabriquées comme ça”.

À 23 ans, elle tourne son premier film intitulé « La fée aux choux », une histoire de moins d’une minute, donnant vie à la légende française selon laquelle les bébés garçons naissent dans les choux. 

La fée aux choux d’Alice Guy © Gaumont

Ce film sera le premier d’une longue liste, certains historiens estimant l’œuvre d’Alice Guy à plus de 1000 courts métrages.

À cette époque, étant donné que le métier de réalisateur n’existait pas encore, c’est tout un monde de possibles qui s’offre à Alice Guy. Au fil du temps, elle gagne la confiance de ses supérieurs et s’installe à la tête de la production cinématographique de Gaumont. Grace à son apport, la maison Gaumont se transforme rapidement en une véritable entreprise tournée vers le cinéma, rivalisant avec son principal concurrent : Pathé.

Sous sa direction, le développement de fictions  passe de 15% des activités de Gaumont en 1900 à 80% six ans plus tard.

En 1907, avant la naissance d’Hollywood, Alice est envoyée avec son époux aux Etats-Unis ou elle décide de fonder sa société nommée : la « Solax Film Co ». Ses films connaissent un franc succès et les médias américains s’intéressent alors à celle qu’ils appellent « La charmante petite dame française ». Elle devient rapidement la femme la mieux payée des Etats-Unis avec un salaire mensuel de 25 000 dollars. Très engagée dans son art, elle conseille de nombreux acteurs qui deviendront par la suite de véritables vedettes. Son style ? Le « Be Natural », poussant les acteurs à interpréter leurs rôles le plus naturellement possible.

Source : Cinémathèque québécoise

Alice Guy se distingue par sa créativité et ses innovations. Elle devient l’une des premières à utiliser des techniques novatrices tel que les gros plans, la colorisation à la main ou la technique du son synchronisé. Cette technique permet, plusieurs décennies en avance, de passer outre les limitations techniques du cinéma muet.

Un des premiers gros plans de l’histoire

MADAME A DES ENVIES – Gaumont Pathé Archives

Elle réalise aussi le premier making-off de l’histoire : « ALICE GUY TOURNE UNE PHONOSCÈNE », en 1905, ainsi que le premier péplum de l’histoire avec « La vie du Christ ». Véritable prouesse pour l’époque, le film comporte vingt-cinq scènes dans lesquelles ont joué plus de 300 figurants.

La Naissance, la vie et la mort du Christ © DR Coll. Christophe L

Au-delà de la technique, Alice Guy a aussi marqué son temps en abordant des sujets parfois révolutionnaires pour son époque. Ainsi, en 1906, elle s’amuse du sexisme et des normes genrées dans des films tels que « Les résultats du féminisme ». Dans celui-ci, elle inverse les rôles genrés attribués aux femmes et aux hommes à cette époque. On peut voir les hommes s’occuper des tâches ménagères, s’adonner à la couture et se coiffer avec des fleurs dans les cheveux. Pendant ce temps, les femmes sont au bar, buvant et séduisant d’autres hommes. Cette situation tourne court suite à la rébellion menée par les hommes à la fin du film. Précurseur, ce film remet clairement en cause les inégalités criantes de la société, et ce, au tout début du 20ème siècle.

Les résultats du féminisme d’Alice Guy © Gaumont

Alice est aussi la première réalisatrice à faire exclusivement appel à des acteurs afro-américains dans « A fool and his money » tourné en 1912. Pendant sa vie, elle se risquera même à aborder de nombreux sujets polémiques comme l’immigration, l’avortement ou le planning familial.

Le temps de l’oubli

 « Alice Guy était une réalisatrice exceptionnelle, d’une sensibilité rare, au regard incroyablement poétique et à l’instinct formidable. Elle a écrit, dirigé et produit plus de mille films. Et pourtant, elle a été oubliée par l’industrie qu’elle a contribué à créer. »

Martin Scorsese

Martin Scorsese résume plutôt bien la situation. Mais comment une telle pionnière a-t-elle pu être oubliée ? Seraient-ce les effets du patriarcat ? Un simple coup du destin ? 

En regardant son histoire, on se rend compte que celle à qui tout réussissait va connaître un vrai revers de fortune en 1919. Suite à un divorce compliqué et accablée de dettes, Alice retourne en France après avoir essayé en vain de se refaire une place dans le cinéma.

À presque 50 ans, elle commence à écrire des contes pour enfants qu’elle vend à des revues. Malheureusement, sa contribution au cinéma est oubliée et de nombreux films sont perdus ou attribués à d’autres. Elle se battra le restant de ses jours pour retrouver ses bobines et mourra dans l’indifférence totale, en 1968. Aujourd’hui encore, de nombreux films sont manquants : certaines bobines ont été fondues pour être réutilisées dans la production industrielle de guerre, d’autres n’ont pas été préservées.

Alice reprendra la célèbre citation de Roosevelt pour conclure ses mémoires : « Il est dur d’échouer, il est pire de n’avoir jamais essayé. »

Serions-nous donc ingrats avec nos pionniers féminins ? L’historienne Margaret Rossiter parle de « l’effet Matilda » pour désigner le déni ou la minimisation récurrente des contributions féminines à la recherche.

La première victime de cet effet est Trotula de Salerne, une femme médecin et chirurgienne du 11ème siècle. Au cours de sa vie elle écrivit plusieurs ouvrages de référence, notamment en matière de gynécologie, mais qui furent longtemps attribués à des hommes.

Trotula de Salerne, selon un manuscrit de la fin du XIIe siècle Source : Contraception and Abortion from the Ancient World to the Renaissance by John M.

Dans l’histoire récente, on pourrait citer, Henrietta Swan Leavitt, une astronome américaine qui a fait de grandes découvertes sur la luminosité variable de certaines étoiles, ce qui a permis de mesurer la distance entre la Terre et d’autres galaxies. Ses découvertes ont notamment été indispensables aux travaux d’Hubble sur l’expansion de l’Univers.

On peut alors se demander si le monde des arts et du cinéma est lui aussi soumis à cet « effet Matilda » ?

Les oubliées se comptent par centaines et dans le cas d’Alice, force est de constater qu’une certaine amnésie l’entoure. C’est d’autant plus vrai en France où les pouvoirs publics ne sont jamais réellement mobilisés sur le sujet. Très peu ont essayé de la réhabiliter même si de nos jours certains, comme la réalisatrice Pamela B.Green qui lui a dédié le documentaire « Be Natural : l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché », ou le musée MoMA, tentent de faire connaître la cinéaste. 

La mémoire des hommes est parfois impitoyable, et pour que ces femmes ne disparaissent pas à jamais dans les méandres de l’histoire, il faut à tout prix raconter leurs histoires et comment elles ont contribué à créer le monde qui est le nôtre.

Valentin Himblot

Sources :

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