Le jeu vidéo : l’avenir de la culture ?

En mars 2020, à l’heure où une majeure partie du monde entre dans une phase de distanciation sociale et de confinement, le jeu vidéo est propulsé aux devants de l’industrie du divertissement en atteignant des chiffres records. Tandis que les dépenses des ménages dans l’achat de jeux vidéo ou d’extensions de jeux en ligne auraient atteint les 10 milliards de dollars en mars 2020, le nombre de joueurs et d’heures de jeu a lui aussi atteint des sommets. 

Des chiffres records

Si le confinement a permis de propulser sur le devant de la scène des nouveaux jeux sortis au même moment, il a aussi renforcé le succès d’autres jeux déjà ancrés depuis plusieurs années dans la communauté des joueurs. On note par exemple le succès phénoménal et presque immédiat de la sortie du nouveau jeu Animal Crossing : New Horizons sur Nintendo Switch quelques jours après le début du confinement en France : le développeur Nintendo en avait vendu 11,77 millions d’exemplaires au 30 mars. Le jeu Minecraft a quant à lui également profité de cette période en dépassant les 200 millions d’exemplaires vendus depuis sa sortie en 2014, en comptant une hausse de 25% du nombre de joueurs mensuels au mois d’avril. Ce phénomène a été notamment facilité par les offres promotionnelles mises en place par les éditeurs de jeux vidéo telles que des réductions à l’achat ou la gratuité. 

À cela, il faut ajouter l’accélération de la tendance des plateformes de streaming de jeu vidéo en direct telles que YouTube (Google) ou Twitch (Amazon) déjà bien ancrées avant la crise. Quand on ne joue pas aux jeux vidéo, on regarde d’autres gens y jouer. Twitch comptabilise ainsi plus d’un milliard et demi d’heures de contenu visionnées en avril 2020 contre 750 millions en avril 2019. Les sessions live des streamer, loin d’être entravées par le confinement, se sont multipliées et ont rassemblé des communautés encore plus vastes. L’exemple de Gotaga, premier streamer francophone en termes de visionnage sur Twitch, est marquant : de février à avril 2020, le nombre d’heures vues est passé de 1,5 à 5,4 millions par mois. 

Il faut cependant nuancer cet apparent essor de l’industrie du jeu vidéo pendant le confinement. La crise entraîne d’ores et déjà des retards dans la production des consoles et dans le développement des jeux, bien que supposée pouvoir être compensés par la forte demande. De même, les salons dédiés aux jeux vidéo en 2020 tels que l’E3, participant grandement à la promotion des nouveautés et à la rencontre d’investisseurs, ont été annulés. Enfin, le secteur n’est pas épargné par la crainte économique générale qui s’est installée : certaines grandes entreprises du secteur voient déjà leurs actions chuter en valeur depuis le début de la crise, le français Ubisoft notant une baisse de -25% par exemple. 

Bien que le secteur ait déjà été reconnu au début des années 2010 comme un secteur en forte expansion et à fort potentiel pour les années à venir, la crise sanitaire semble l’avoir pour l’instant projeté d’autant plus au cœur de la culture. 

Quelle place pour le jeu vidéo ?

La dématérialisation du jeu vidéo était déjà à l’œuvre bien avant le confinement, mais ce dernier a indéniablement accentué ce phénomène. De l’achat physique du jeu en magasin spécialisé dans sa boîte, comme objet de collection, nous sommes passés à des modes de consommation immatériels, via des plateformes de téléchargement instantané – comme Steam, qui a battu son record de nombre de joueurs connectés pendant le confinement. Cette mutation est à la fois économique et culturelle, puisqu’elle implique une nouvelle approche du jeu vidéo et de ses dérivés à la fois du côté des joueurs et des créateurs de contenu. 

Aussi, mais surtout, en lien avec le débat philosophique de “l’art-évasion”, le jeu vidéo a pu être perçu par ses utilisateurs comme un échappatoire accessible de cette réalité anxiogène et emplie de solitude qu’ont apporté la pandémie et le confinement. En nous transportant dans une réalité parallèle, il peut être considéré comme un moyen efficace de divertissement, capable de passer le nouveau temps libéré. D’autant plus quand ces jeux permettent de retrouver des proches dans cette réalité en ligne avec le mode multijoueur, en devenant presque un véritable réseau social qui comblerait les besoins d’interactions sociales. Le jeu Fortnite (Epic Games), a notamment permis aux utilisateurs de se retrouver virtuellement dans son “métavers” (monde virtuel fictif) et de passer du bon temps, alors que les rencontres réelles étaient interdites. Deux ans après sa sortie, il comptabilise plus de 350 millions de joueurs depuis le mois d’avril 2020. C’est un excellent moyen de garder le lien mais aussi un phénomène social d’envergure : tout le monde connaît quelqu’un qui y joue (dans mon cas, mon petit frère). Fortnite va encore plus loin en misant sur la culture : en organisant des concerts ou des projections de film dans ce monde virtuel.  La nuit du 23 au 24 avril, le rappeur Travis Scott a réuni plus de 12 millions de spectateurs pour son concert en direct sur Fortnite. Le jeu vidéo devient un véritable espace de partage culturel, au-delà du simple produit de consommation.

Concert de Travis Scott sur Fornite

Ces initiatives sont-elles de simples tendances imposées par la situation de distanciation sociale que nous rencontrons actuellement, ou sont-elles le symptôme d’une mutation de la place du jeu vidéo dans le monde de la culture ? Bien que la situation actuelle favorise ces initiatives, ces dernières ne sont pas nouvelles. En effet, dès 2007 l’artiste plasticien français Patrick Moya investit le jeu “métarvers” Second Life et invite les joueurs à visiter ses expositions virtuelles chaque année sur son “île Moya”. Cette île est “conçue comme une œuvre globale”, une expérience immersive représentant l’intégralité de ses travaux. L’avenir de l’art et la relation entretenue entre l’artiste et les mondes réels et virtuels sont des questions qu’il se pose notamment dans son livre L’art dans le nuage publié en 2012.

Reproduction virtuelle de l’exposition « le cas Moya » à l’espace culturel Lympia (Nice)

De même, comme ce que peut apporter la pratique de la musique, de la peinture ou de la danse, certains types de jeux vidéo se rapprochent aujourd’hui à ce qui s’apparente plus à une pratique artistique qu’à une activité purement ludique en faisant appel à la créativité, l’imagination ou encore le partage. Tout particulièrement sur des jeux de simulation, jeux « bac à sable », ou encore des jeux interactifs. Les joueurs peuvent ainsi passer des heures à créer et imaginer des constructions architecturales dans des jeux comme Minecraft (Mojang) ou Les Sims (Electronic Arts). Dans ces exemples, le jeu vidéo devient un véritable espace de création pour ses joueurs. 

Ces exemples nous questionnent sur la limite de cette virtualisation de l’art par le jeu vidéo. Si elle est capable d’assembler différents acteurs de la culture, on peut se demander si toute forme d’art peut être retranscrite virtuellement. Cela nous interroge également sur les implications en termes de conservation de l’art, à partir du moment où nous ne sommes plus face à une expérience en physique. 

Sources :

Par Emeline Balusson

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