Alors que les salles de cinéma en métropole sont fermées au grand public depuis maintenant plus de 140 jours, l’expérience de la salle de cinéma n’est pour nous qu’un souvenir. C’est l’occasion de prendre un peu de recul sur ce que c’est qu’être un spectateur de cinéma.
Le CNC s’intéresse au public dans ses études statistiques. Il adopte une approche des spectateurs en étudiant une « population » qui se livre à une pratique sociale : aller au cinéma. Mais cette approche collective peut aussi s’articuler avec une approche beaucoup plus individuelle du spectateur au cinéma.
Le rôle du spectateur
Le spectateur est d’abord sujet, il assiste à un spectacle de manière plus ou moins passive. En 1956, Edgar Morin, dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire, adopte une perspective anthropologique.
Il conçoit le cinéma comme créateur d’imaginaire. Selon lui, « il y a dans l’univers filmique une sorte de merveilleux atmosphérique presque congénital ». Il distingue une dialectique entre une présence vécue (ce que l’on voit à l’écran) et une absence réelle (car l’image à l’écran n’est qu’une représentation). Cela renvoie directement à la mentalité de l’enfant qui n’a d’abord pas conscience de l’absence de l’objet et qui croit à la réalité des rêves. Le spectateur, comme un enfant, donne alors une « âme » aux choses qu’il perçoit à l’écran. Morin fait même un lien entre la perception filmique et la perception magique. Il nomme également « complexe de rêve et de réalité » cette manière qu’a le cinéma de mêler les attributs du rêve à la précision du réel.
Ce rôle passif du spectateur couplé à la force des représentations offertes par le cinéma a pu inquiéter des intellectuels. Ils voyaient là les dérives qui pouvaient en découler. C’est là, dans les années 1930, que le discours « cinéphobique » fait son apparition. Aurélie Ledoux nomme ainsi le discours très critique envers le cinéma et la « culture de masse ». Georges Duhamel voyait alors dans le cinéma une machine d’abêtissement et la dissolution de l’art dans l’industrie du spectacle.
D’autres y voyait un authentique art populaire collectif. Siegfried Kracauer parle du public du cinéma comme d’une « multitude anonyme ». Il note judicieusement qu’un film est aussi créé collectivement, en faisant appel à de très nombreux corps de métiers. De son côté, Louis Delluc parle d’un « art des foules ». Ainsi le jugement porté sur le spectateur de cinéma dépend du jugement que l’on porte à la foule, au collectif. On peut concevoir cette foule comme disposant d’un esprit critique ou bien comme une masse incapable de toute réflexion.
Passivité ou activité
Le spectateur n’est en effet pas uniquement passif face au spectacle, il peut aussi participer activement. Hannah Arendt prend ainsi un point de vue plus global pour dépasser ce rôle passif du spectateur. Pour elle, la notion de spectacle construit le monde et lui donne sa forme et sa structure. Le spectacle permet de rendre le monde intelligible. Elle dit : « il n’est rien au monde, ni personne dont l’être ne suppose un spectateur ».
Ainsi, le fait que chacun soit mû par le besoin de paraître présuppose à la fois un spectateur mais implique également la possibilité pour les êtres de s’exposer, de se présenter aux autres à la manière d’acteurs. Chacun sera tour à tour acteur et spectateur. L’influence que le spectacle a sur le spectateur ne signifie donc pas que le spectateur ne pourra pas agir en retour de façon autonome. Cet effet que le spectacle a sur lui, il peut en faire autre chose.
La peur du contradictoire
C’est peut-être pour ça que le cinéma a pu faire peur. Dépassant les frontières habituelles de la culture légitime et du simple divertissement, il a parfois été vu comme le signe d’une dérégulation culturelle en Europe, en synthétisant la « grande culture » et la culture populaire.
Cette peur de la culture de masse prend son origine avant même la création du cinéma, au 19e siècle, et semble très liée à la crainte de la part des classes conservatrices que surviennent une destruction des hiérarchies causée par la montée de l’égalitarisme. La société de l’époque aurait été ainsi marquée, selon Nicolas Poirier, par deux grandes tendances sociales : une forme d’individualisme, l’individu voulant se construire comme différent du monde commun, et un désir d’effacement des singularités pour ne faire plus qu’un (lié à l’idée d’égalitarisme).
Ces deux tendances se retrouveront ensuite dans les travaux de penseurs du cinéma. Siegfried Kracauer montre ainsi que le spectateur de cinéma est traversé par deux mouvements qui semblent contradictoires : un premier mouvement d’identification au film et d’effacement de son individualité et un second mouvement de repli sur lui-même, de rêverie et d’imagination.
Selon le même cheminement d’idées que celui de Kracauer, Walter Benjamin distingue lui aussi deux mouvements apparemment contradictoires qui traversent le spectateur. Selon lui, la succession d’image à grande vitesse sur un écran crée, comme nulle autre forme d’art, un état d’excitation intense qui empêche tout moment de contemplation et d’imagination qui permettrait de libres associations d’idées.
À la fois attentif et distrait
Ce véritable choc des images demanderait au spectateur un surcroit d’attention pour suivre le film. Ce vertige poserait également le risque d’une perte de contrôle du spectateur. Mais à l’inverse, pour répondre au choc, le spectateur peut également se mettre à distance des images. Il pointe ainsi le caractère parfois distrait d’un spectateur de cinéma. Pour Benjamin, le spectateur est donc à la fois attentif et distrait.
Le lieu de la salle de cinéma incarne très bien ces deux mouvements : c’est un espace commun ou les spectateurs sont à la fois ensemble, tout en restant séparés. Le cinéaste Abbas Kiarostami dit ainsi que « assis dans une salle de cinéma, nous sommes livrés à nous-mêmes, [la salle de cinéma constituant] peut-être le seul endroit où nous sommes à ce point liés et séparés l’un de l’autre ».
Le rôle clé de la salle de cinéma
De la même manière, une lecture psychanalytique de cette relation du spectateur avec le spectacle du cinéma permet de concevoir le cinéma comme un espace « transitionnel » entre le moi et l’autre. Pour Jacques Lacan, le moi se définit comme une identification à l’image d’autrui. Selon son expression, le moi est le lieu d’une synthèse, d’un « bric-à-brac d’identifications ». Le cinéma, comme de nombreuses autres expériences culturelles, joue ainsi un rôle primordial dans cette définition du moi en fournissant matière à ces identifications.
Le cinéma se conçoit donc finalement comme un outil pour appréhender le monde : le film impose au spectateur de se montrer réceptif à ce qui lui est montré, de voir le monde selon un point de vue qui n’est pas le sien, et finalement de s’ouvrir à autre chose que lui-même. Le spectateur enrichit son imaginaire en s’ouvrant à ce qui vient d’ailleurs et en pensant par lui-même. Selon Nicolas Poirier, le spectateur de cinéma est « absolument seul dans le monde imaginaire qu’il s’est créé et en même temps capable de partager son monde en le confrontant à l’épreuve du commun ».
Les moyens de diffusion des œuvres de cinéma se sont beaucoup diversifiés et la majorité des films sont vus et « consommés » ailleurs que dans les salles de cinéma. Toujours est-il que c’est la salle, depuis la création du cinématographe par les Frères Lumières en 1895, qui a façonné nos rapports aux films et construit cette fascination toute particulière pour l’image animée. C’est peut-être pour cette raison que la salle de cinéma a survécu aussi longtemps à travers les mutations de nos consommations culturelles et a pu conserver son prestige et son aura, comme hors du temps.
Alphonse MORAIN
Sources :
- Le spectateur de cinéma, Nicolas Poirier, 2016
- Esthétique du film, Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, éditions Armand Colin, 2016 (4e édition)
- « Le spectateur de cinéma : public, foule, masse ? », Nicolas Poirier, Aurélie Ledoux