Télévision moderne, dérive sensationnaliste

Téhéran. De nos jours. Maryam, accusée d’avoir tué son mari, comparaît sur le plateau d’un célèbre talkshow : pour éviter la condamnation à mort, elle doit obtenir le pardon de la fille du défunt. Le présentateur invite les téléspectateurs à voter, en envoyant 1 par SMS s’ils pensent que Maryam mérite d’être graciée. Surréaliste ? Ce pitch, celui du dernier long-métrage du cinéaste iranien Massoud Bakhshi Yalda, la nuit du pardon, est pourtant inspiré d’une histoire vraie. L’occasion de revenir ensemble sur l’envolée du sensationnalisme sur nos écrans.

Plateau télévisé inclus dans le film Yalda, la nuit du pardon.
Yalda, La Nuit du pardon ©Massoud Bakhshi – France Culture

Origines de la télévision sensationnaliste

La Rome antique avait du pain et des jeux, l’homme moderne a la télévision. Comme le disait Jean d’Ormesson, « [c’est] un spectacle. C’est une tribune, une scène, un journal du monde, un stade, un cirque ». Enfin c’est un tribunal populaire dans Yalda, où semblable à la foule déchaînée face à un combat de gladiateurs, l’auditoire est prié de se prononcer. Le film prend alors pour modèle l’émission Mah-é Asal (diffusée jusqu’en 2018), qui change la justice en spectacle. En effet, une exception légale en Iran autorise – dans le cas d’une mort non intentionnelle – la famille de la victime à gracier le criminel contre une somme d’argent. Le pardon devient le jackpot, dans une télévision sans limites.

Dans les faits, ce sensationnalisme n’est pas nouveau. Nombreux sont les exemples, au cours des siècles, qui attestent d’un intérêt tout particulier pour le voyeurisme. Et d’une purgation des passions dans le même temps, qui n’est pas sans rappeler une certaine forme de catharsis. La télévision sensationnaliste prend, en ce sens, le relais de la tragédie grecque : quiconque la regarde est délivré de ses pensées douteuses car on lui donne à voir ce qui arrive à ceux qui y cèdent.

Mais la téléréalité telle que nous la connaissons aujourd’hui trouve précisément sa source en 1973, quand le quotidien d’une famille et son lot de rebondissements sont documentés sur plusieurs mois. Le divorce houleux des parents régale les producteurs. Il existe assez étrangement un plaisir malsain à observer le comportement d’un groupe de personnes forcées à cohabiter, qui culmine avec la création de Big Brother à la fin des années 90. Isolés et scrutés à chaque minute, les candidats sont totalement coupés du monde extérieur. Peuvent en attester ceux de la version allemande du programme qui découvraient, effarés, l’existence du coronavirus en mars dernier.

Toujours plus loin, toujours plus fort

Nasubi heureux, voir euphorique, d'avoir des dizaines de bananes à portée de main.
Le comédien Nasubi, ©kickerofelves – tumblr

Y aurait-il une limite à cette quête du sensationnalisme télévisuel ? Quand on regarde de plus près ce qui est en vogue à travers le monde, il nous apparaît clairement que celle-ci a été franchie depuis longtemps. Au Japon, le show Susunu! Denpa Shōnen flirte avec l’irréel : le comédien Nasubi est enfermé pendant quinze mois dans un appartement, sans vêtements. Il ne pourra en sortir que s’il récolte un million de yens de gains (un peu moins de 9 000€) en participant à des concours publicitaires organisés dans des magazines. Ce sont là ses seuls moyens d’améliorer son confort, et même de s’habiller ou de manger. Pendant plusieurs semaines, Nasubi est obligé de se sustenter avec de la pâtée pour chiens. Il sait, certes, qu’il est filmé mais il pense que la diffusion aura lieu après sa sortie ; en vérité, il est retransmis tous les dimanches devant dix-sept millions de téléspectateurs. Quelle n’est pas sa surprise quand les murs de son appartement s’écroulent, le mettant littéralement à nu devant un public hilare. Il demande à l’animateur, choqué, « Est-ce que c’est légal au moins ? ». Depuis, le producteur de Susunu! Denpa Shōnen a présenté ses excuses – sans toutefois regretter ses actes.

Se pose à ce titre la question des conséquences psychologiques de ce type d’émissions. Pendant six mois, Nasubi avait du mal à tenir des conversations. Alors, quid des conséquences de la télévision sensationnaliste sur les enfants qui n’échappent pas à en être les sujets ? Le programme américain Dance Moms, qui suit l’évolution de jeunes danseuses au sein d’une troupe, a plusieurs fois été épinglé pour harcèlement moral. Et, en 2007, la chaîne CBS a tenté (échec cuisant puisque heureusement annulé au bout de la saison) un vrai remake du roman de William Golding Sa majesté des mouches, en lâchant seuls dans une ville désertique quarante enfants de huit à quinze ans pendant quarante jours. Pensé au départ comme une « expérience sociale », Kid Nation s’est révélé assez traumatique pour certains petits candidats – indépendamment de ses règles plutôt controversées à l’image des challenges qui décidaient, à chaque début d’épisode, de la classe sociale de chacun (travailleur, aristocrate…).

À la fin, il n’en restera qu’un ?

Jusqu’où la télévision peut donc nous faire aller ? Jusqu’à remettre en cause nos principes moraux ? C’est une expérience qui a été menée pour le documentaire Le Jeu de la mort, réalisé par Christophe Nick en 2010. Dans ce faux jeu télévisé – auquel pensent prendre part quatre-vingts candidats – a été reproduite, légèrement modifiée tout de même, celle menée en 1963 par le psychologue Stanley Milgram, et qui visait à évaluer le degré d’obéissance à une figure d’autorité. Dans cette nouvelle version, c’est la présentatrice Tania Young qui en fait office. Elle explique les règles : un candidat est le questionneur, un autre doit mémoriser vingt-sept associations de mots à l’écart dans une cabine. À chaque mauvaise réponse de ce dernier, il reçoit une décharge administrée par le questionneur allant de 20 volts pour commencer jusqu’à 460 (il s’agit en réalité d’un acteur qui feint la douleur).

Comédien feignant la douleur infligée par les décharges du questionneur, dans l’émission Le Jeu de la mort.

Les résultats de l’expérimentation sont édifiants : personne, tout d’abord, ne conteste le principe de l’émission. Quand le comédien demande à arrêter à 320 volts, l’animatrice encourage l’autre candidat à poser les questions. Le public applaudit. Arrivé à 380 volts, plus aucune réaction dans la cabine. Et, pourtant, 81% des testés sont allés jusqu’au bout, ils n’étaient « que » 62% en 1963. La télévision a-t-elle de ce fait un pouvoir sans faille, peut-on penser que la mise à mort d’un individu en guise de divertissement est possible dans un futur proche ?

Comédien feignant la douleur infligée par les décharges du questionneur, dans l’émission Le Jeu de la mort
© Yami 2 Productions – film-documentaire.fr


Le sensationnalisme a, en tout cas, de beaux jours devant lui. Dans The Maury Show, le présentateur propose des tests de paternité à des hommes en proie au doute. Ouvrant l’enveloppe des résultats, Maury Povich lâche solennellement « You are / You are not the father! » et offre en pâture des bébés à un parterre médusé. Cela rejoint la catharsis mentionnée précédemment, on se délecte des vices d’autrui, on visualise une souffrance à ne pas reproduire. Et quand bien même on trouve ces formats scandaleux, on ne zappe pas. Orson Welles en faisait amèrement le constat : « Je hais la télévision. Je la hais autant que les cacahuètes. Mais je ne peux m’arrêter de manger des cacahuètes ».

Anna Pujos

Sources :

Pour regarder Le Jeu de la mort : https://www.youtube.com/watch?v=y4vL89T4epI