La CGI : l’art fait de 0 et de 1

Le 5 novembre 2014, Christopher Nolan sort son tout dernier blockbuster : Interstellar. Le thriller de science-fiction rencontre un franc succès. En France, le film totalise plus de 2,6 millions d’entrées au box-office, et la critique l’accueille favorablement avec une note de 73 % sur Rotten Tomatoes. Si l’on retrouve des qualités narratives indéniables, Interstellar est aussi grandement récompensé pour ses effets spéciaux numériques, réalisés en collaboration avec le physicien Kip Stephen Thorne, pour lesquels le film reçoit cinq prix « meilleurs effets visuels ». 

Le trou noir d’Interstellar de Christopher Nolan

Les effets spéciaux numériques ne sont en revanche qu’une partie d’un domaine plus large, celui de la Computer Generated Imagery, ou CGI. La CGI désigne l’application des technologies d’imagerie numériques, comme la modélisation 3D, dans des domaines variés, comme le domaine artistique. C’est un champ de création vaste et complexe qui regroupe plusieurs disciplines comme l’animation 3D, le modeling art et le texture art. Ensemble ces disciplines permettent de produire des contenus allant de l’artwork au film d’animation.  

Aujourd’hui, la CGI est omniprésente dans notre vie quotidienne, notamment dans nos pratiques culturelles. On la retrouve non seulement dans le cinéma, mais aussi dans les arts visuels ou dans les jeux-vidéos. Pour autant, doit-on considérer la CGI comme un simple outil cinématographique et visuel, ou peut-on la considérer comme une pratique artistique à part entière ? 

Une brève histoire de la CGI

Apparition et développement

La CGI fait sa première apparition en 1958, lors de la sortie du film d’Alfred Hitchcock Sueurs froides, où l’on voit apparaître des spirales tournoyantes générées par ordinateur pendant le générique du film. C’est cependant une entré en matière bien modeste car il faut attendre 1972 pour voir apparaître le premier court métrage entièrement généré par ordinateur, A Computer Animated Hand par Edwin Catmull et Fred Parkk, deux grands noms de la programmation. 

Image de A Computer Animated Hand en 1972

Jusqu’à la fin du XXe siècle, la technologie progresse à un rythme soutenu et son lien avec le cinéma se renforce. Les films d’action et de science-fiction incluent des modèles 3D et des effets de plus en plus élaborés, que l’on retrouve dans des grands classiques. On peut citer le très célèbre Jurassic Park de Steven Spielberg qui marque un échelon dans l’usage de la CGI au cinéma avec l’utilisation de modèles d’une complexité encore jamais vue. 

Depuis le XXIe siècle, la CGI connaît un essor exponentiel. L’augmentation de la performance des ordinateurs a permis de repousser des limites toujours plus grandes. On le constate dans la production cinématographique avec par exemple en 2003, le troisième volet de la célèbre trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson. Ce film totalise plus de 1,14 milliards de dollars au box-office, et démontre la puissance du logiciel dans la gestion d’une foule virtuelle. En 2009 sort Avatar de James Cameron, repoussé depuis les années 1990 faute de capacités techniques. Le film s’illustre par une nouvelle technologie de capture de mouvements, ainsi que des personnages et des environnements de synthèse photoréalistes. 

Limites et remise en cause 

L’histoire de la CGI semble la dépeindre comme l’adaptation des technologies de l’informatique au service de la production cinématographique. La CGI peut repousser les limites du réel en ajoutant des effets visuels très développés qui stimulent l’imagination du spectateur. Pour autant, son efficacité dépend de la qualité de son utilisation. Si son exécution est mauvaise, elle peut générer un sentiment désagréable chez le spectateur en donnant l’impression d’une réalité imparfaite ou incohérente qui tente, vainement, de donner l’illusion du réel. En effet, l’existence d’échecs commerciaux qui avaient pourtant misé gros sur la CGI, comme Final Fantasy : Les Créatures de l’esprit ou encore Gods of Egypt, montre que celle-ci ne garantit pas à elle seule le succès d’un film.  

De plus, comme en témoigne des films à succès utilisant des formes plus traditionnelles d’animation, comme La Princesse et la Grenouille de Disney, on peut en déduire que la CGI n’est pas à appréhender comme une technologie révolutionnaire et indispensable, mais davantage comme une technique de création artistique à base d’outils numériques. C’est en tout cas de cette façon qu’elle tend à se développer auprès du grand public. 

Gods of Egypt, 2016

Démocratisation et nouvelles tendances 

Le développement d’une nouvelle communauté 

A première vue, la CGI peut faire rêver plus d’un amateur. Nul besoin d’avoir le pinceau de David ou l’habileté de Michel-Ange pour produire du contenu époustouflant et extraordinaire, seul suffit le sens artistique couplé à une maîtrise du logiciel. Malheureusement, la réalité est plus complexe. Pour des raisons économiques et ergonomiques, le domaine de la CGI a longtemps été considéré comme difficile d’accès pour les débutants. En effet, les logiciels employés par les professionnels, comme Maya ou Zbrush, sont souvent très coûteux, et nécessitent la plupart du temps une prise en main assistée par un adepte, faute d’une interface pas toujours facile à appréhender. 

Cependant, ces limites tendent aujourd’hui à disparaître. D’une part, des logiciels open-source gratuits ont émergé, permettant de s’initier à cette discipline sans débourser un centime. D’autre part, des bibliothèques en ligne mettent gratuitement au service des artistes toute sorte de contenu (textures, modèles 3D, programmes, algorithme…) afin qu’ils puissent les utiliser dans leurs projets. Enfin, des tutoriels et des formations, gratuits ou payants, sont à la disposition de tous, aussi bien sur des plateformes grand public comme YouTube que sur des sites dédiés. 

Screenshot du logiciel de modélisation Blender 

Cette démocratisation a entraîné un essor considérable du nombre de productions réalisées par ces logiciels, et par extension du nombre d’artistes numériques. Pour tirer profit de cette augmentation et donner de la visibilité à ces nouveaux artistes, des plateformes de références en art 3D, comme Artstation ont émergé. Non seulement elles permettent aux artistes d’afficher et de vendre leurs créations ou de diffuser leur savoir sous la forme de cours en ligne, mais elles mettent également des artistes en contact avec des entreprises, ou des particuliers, qui souhaitent solliciter leurs services pour des projets ou des emplois. 

Marché de l’art et musées : vers de nouveaux horizons 

Dans le domaine du marché de l’art, la prolifération des contenus d’art numérique a entraîné l’émergence d’une nouvelle tendance, le crypto-art. Cela consiste à allier à une œuvre numérique un « jeton non fongible », une sorte de garantie numérique de l’authenticité et la traçabilité de l’œuvre. Ce procédé, utilisant la technologie du « blockchain » déjà employé par le Bitcoin, résout le problème du plagiat et de la copie d’œuvres numériques, qui rendait impossible leur adaptation sur le marché de l’art. Face à cette innovation, les maisons de vente traditionnelles ont décidé de sauter le pas. Le 25 février dernier, la première œuvre numérique soutenue par la blockchain est vendue chez Christie’s.  


Détails de Everydays : The First 5,000 Days, le collage d’art numérique de Beeple, vendu en ligne chez Christie’s pour un montant record de 69,3 millions de dollars, le 11 mars 2021 ©Christie’s Images / Beeple

Si l’on assiste bel et bien à une démocratisation de la création 3D, on peut spéculer quant à sa propagation vers des terrains où le numérique n’a qu’une influence mineure, comme le domaine muséal. D’une part, du point de vue de la médiation culturelle puisque les musées développent de plus en plus leurs outils numériques – en partie du fait de la crise sanitaire – mais ils sont encore limités par leur manque de moyens financiers et de formation quant à l’usage de ces technologies. On peut supposer que la démocratisation de l’usage des logiciels de CGI facilitera la conception de nouvelles formes de médiations numériques plus innovantes. D’autre part, du point de vue de la collection du musée, si l’art 3D commence à se faire une place sur le marché de l’art, on peut imaginer qu’il s’en fasse également une, d’ici quelques années, dans les vitrines de nos musées. 

Thomas  Perrier

Sources  :

https://discover.therookies.co/2020/04/05/what-is-cgi-computer-generated-imagery-how-does-it-work/#:~:text=The%20history%20of%20CGI%20goes,Alfred%20Hitchcock’s%20Vertigo%20(1958).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Final_Fantasy_:_Les_Cr%C3%A9atures_de_l%27esprit

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gods_of_Egypt

Charlotte Perriand, de l’ombre à la lumière

Charlotte Perriand, ce nom ne vous dit rien ? Grande designer, architecte et photographe du XXe siècle, pourtant êtes-vous sûrs de ne jamais avoir entendu parler de ses œuvres ? Plus de 20 ans après sa mort, son influence, elle, ne s’éteint pas et ses créations continuent d’attirer sur elles la lumière par leur caractère avant-gardiste.   

Charlotte Perriand, une femme en avance sur son temps

 Née en 1903 à Paris, la jeune Charlotte voit sa mère lui répéter toute son enfance que pour être libre, il faut qu’elle travaille. A 18 ans, elle lui donne son indépendance, bien que la majorité soit fixée à 21 ans à l’époque. Elle applique donc les conseils de sa mère et se lance dans des études jusqu’ici réservées majoritairement aux hommes grâce à une bourse. Après 5 ans d’études, elle devient diplômée de l’Union des arts décoratifs en 1925. Elle se fait connaître dans le monde du design tout juste deux ans après avec son bar sous le toit lors du salon d’automne de 1927. Si cela la dirige tout droit vers une carrière de designer, cette jeune artiste ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. 

Charlotte Perriand
Photo prise sur le site cassina

En 1927, elle rejoint le cabinet de Le Corbusier et commence sa conquête du monde de l’architecture. En 1933, elle élargit encore son champ d’action à l’art photographique sur lequel elle dirige une étude. Sa carrière ne cesse d’évoluer au gré de ses voyages et de prendre de l’ampleur tout au long de sa vie. On retient de ses œuvres notamment la bibliothèque nuage (1947), la banquette modèle Cansado (1958) en design ou le refuge Tonneau (1938) et la maison de thé (1993) en architecture. Cette artiste visionnaire nous a quitté en 1999 mais ses œuvres marquent encore notre époque.

La bibliothèque nuage
©galeriedowntown.com

Une œuvre avant-gardiste influencée par sa vie 

La démarche artistique de Charlotte Perriand est ancrée dans son expérience personnelle, ses convictions et ses passions. Son expérience au Japon de 1940 à 1942 marque par exemple ses œuvres. Elle fait naitre en elles un lien entre tradition et modernité. La chaise en bois d’acier en 1928 devient alors la chaise en bambou en 1940 et la technique de l’origami lui inspire la chaise Ombre en 1955 réalisée par un simple pliage. Quant à son amour pour la nature, il aura permis à de nouveaux chefs d’œuvre de voir le jour. Et quel meilleur exemple que les Arcs 1600 et 1800 pour illustrer cela ? Cet amour aura fait d’elle une visionnaire sur le plan environnemental. Ainsi elle intègre cette dimension dans son travail : maison préfabriquée pour les réfugiés avec des matériaux de récupération ou toits végétalisés, des idées encore d’actualité.   

De gauche à droite :
Chaise longue en bambou, musée du Quai Branly. ©J-P Dalbéra – Flickr
Les Arcs ©architecturalreview – Charlotte Perriand Archive
Station les Arcs ©Getty image
Chaise Ombra Tokyo ©Cassina

Une artiste engagée au travers de ses créations 

Si ses voyages et amours influencent ses œuvres, ses convictions jouent également leur part dans la carrière de cette artiste. Ainsi, sa vision globale de l’architecture et du design est l’illustration même de son orientation politique. Selon elle, ces deux domaines ont pour intérêt de rendre la modernité accessible au plus grand nombre. Elle est sans cesse à la recherche du mieux vivre ensemble : équipements de dortoirs, de crèches, d’hôpitaux… En tant que femme ambitieuse évoluant dans un milieu masculin, la condition de la femme occupe également une place importante dans ses projets. Elle repense notamment les intérieurs pour inclure la femme dans la société en pensant et créant la cuisine ouverte, réelle révolution à l’époque.  

Le Corbusier, Charlotte Perriand, 1928
©corinneb.net ©Pierre Jeanneret – Archives Charlotte Perriand (ADAGP)

Une carrière dans l’ombre de Le Corbusier 

Femme ambitieuse, avant-gardiste et engagée, Charlotte Perriand reste pourtant aujourd’hui encore dans l’ombre de Le Corbusier. Alors âgée de 24 ans, elle intègre son cabinet formé avec Pierre Jeanneret. Dès son arrivée, on lui fait savoir qu’« ici, on ne brode pas de coussin ». Mais Charlotte fait son bout de chemin et ne tient pas compte des différentes critiques et obstacles. Il la forme et transforme sa vision du design et de l’architecture vers le fonctionnalisme. 

Pendant dix ans, elle reste aux côtés de Le Corbusier. Pendant dix ans, son nom est cité en dernier pour tous les projets auxquels elle participe, même lorsqu’elle en est à la tête. Pendant dix ans, elle est  dans l’ombre d’un maître mais à qui on attribue souvent encore des œuvres qui sont en réalité celles de Charlotte Perriand : la chaise longue LC4, le fauteuil grand confort… Cette collaboration achevée en 1937 reste toutefois le début d’une carrière impressionnante, fruit de son seul travail.


Un talent mis en lumière ces dernières années  

Vous l’aurez compris, Charlotte Perriand aura marqué le XXe siècle. Encore trop peu reconnue, son œuvre est aujourd’hui partagée et acclamée. En 2017, Artcurial vend une bibliothèque nuage en mai et un bureau dit « en forme » en octobre, respectivement pour la somme de 696 000 et 703 400 euros.

Sa reconnaissance dans le domaine de l’architecture n’est pas non plus en manque. En 2013, le défilé croisière de Louis Vuitton lors de la Design Miami Fair se déroule dans une reproduction meublée de sa Maison au bord de l’eau, jamais construite par l’artiste mais récompensée par deux prix de son vivant sur la base de ses croquis. C’est finalement pour le vingtième anniversaire de sa mort qu’une exposition lui est consacrée à la fondation Louis Vuitton : 200 meubles, 200 œuvres d’artistes qui l’ont influencée et 7 reconstitutions de maisons conceptuelles, dont la maison au bord de l’eau.  Les nombreux visiteurs ont ainsi pu apprécier l’espace d’un instant tout le génie et la vision de cette impressionnante artiste.  

La Maison au bord de l’eau, reproduction 2019
©carnetsdetraverse – Photographs Courtesy Fondation Louis Vuitton

« L’important ce n’est pas l’objet c’est l’homme »

Charlotte Perriand place l’homme au centre de ses œuvres. Par sa créativité, son engagement et sa vision, cette artiste protéiforme a bousculé les codes du XXe siècle. Son œuvre résonne encore aujourd’hui dans le monde entier.  

Anaëlle  Perret

Pour en savoir plus sur Charlotte Perriand

N’hésitez pas à écouter la série d’interviews « A voix nues » réalisée par France Culture en 1999. 

Vous pouvez également revivre l’exposition de la fondation Louis Vuitton consacrée à Charlotte Perriand grâce au parcours filmé de l’exposition et la vidéo du colloque organisé ensuite. 

Vous retrouverez aussi son parcours dans le livre dédié à sa vie « Le monde nouveau de Charlotte Perriand » paru en 2019. 

Sources :  

Pourquoi Charlotte Perriand est-elle fascinée par le Japon ?, Numéro (221), 31 octobre 2019 

L’actu de la mode du 02/12/2013, Vogue, 8 décembre 2013  

Le monde nouveau de Charlotte Perriand, Fondation Louis Vuitton, 2019 

Design : la révolution Charlotte Perriand, Les Echos, 27 septembre 2019 

Charlotte Perriand, grande architecte et designeuse du 20e siècle, enfin au premier plan, TV5 Monde, 5 octobre 2019 

Le spectateur de cinéma : l’expérience individuelle d’un « art des foules »

Alors que les salles de cinéma en métropole sont fermées au grand public depuis maintenant plus de 140 jours, l’expérience de la salle de cinéma n’est pour nous qu’un souvenir. C’est l’occasion de prendre un peu de recul sur ce que c’est qu’être un spectateur de cinéma.

Le CNC s’intéresse au public dans ses études statistiques. Il adopte une approche des spectateurs en étudiant une « population » qui se livre à une pratique sociale : aller au cinéma. Mais cette approche collective peut aussi s’articuler avec une approche beaucoup plus individuelle du spectateur au cinéma. 

Le rôle du spectateur

Le spectateur est d’abord sujet, il assiste à un spectacle de manière plus ou moins passive. En 1956, Edgar Morin, dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire, adopte une perspective anthropologique.

Il conçoit le cinéma comme créateur d’imaginaire. Selon lui, « il y a dans l’univers filmique une sorte de merveilleux atmosphérique presque congénital ». Il distingue une dialectique entre une présence vécue (ce que l’on voit à l’écran) et une absence réelle (car l’image à l’écran n’est qu’une représentation). Cela renvoie directement à la mentalité de l’enfant qui n’a d’abord pas conscience de l’absence de l’objet et qui croit à la réalité des rêves. Le spectateur, comme un enfant, donne alors une « âme » aux choses qu’il perçoit à l’écran. Morin fait même un lien entre la perception filmique et la perception magique. Il nomme également « complexe de rêve et de réalité » cette manière qu’a le cinéma de mêler les attributs du rêve à la précision du réel.

Ce rôle passif du spectateur couplé à la force des représentations offertes par le cinéma a pu inquiéter des intellectuels. Ils voyaient là les dérives qui pouvaient en découler. C’est là, dans les années 1930, que le discours « cinéphobique » fait son apparition. Aurélie Ledoux nomme ainsi le discours très critique envers le cinéma et la « culture de masse ». Georges Duhamel voyait alors dans le cinéma une machine d’abêtissement et la dissolution de l’art dans l’industrie du spectacle.

D’autres y voyait un authentique art populaire collectif. Siegfried Kracauer parle du public du cinéma comme d’une « multitude anonyme ». Il note judicieusement qu’un film est aussi créé collectivement, en faisant appel à de très nombreux corps de métiers. De son côté, Louis Delluc parle d’un « art des foules ». Ainsi le jugement porté sur le spectateur de cinéma dépend du jugement que l’on porte à la foule, au collectif. On peut concevoir cette foule comme disposant d’un esprit critique ou bien comme une masse incapable de toute réflexion.

Foule, Pixabay

Passivité ou activité

Le spectateur n’est en effet pas uniquement passif face au spectacle, il peut aussi participer activement. Hannah Arendt prend ainsi un point de vue plus global pour dépasser ce rôle passif du spectateur. Pour elle, la notion de spectacle construit le monde et lui donne sa forme et sa structure. Le spectacle permet de rendre le monde intelligible. Elle dit : « il n’est rien au monde, ni personne dont l’être ne suppose un spectateur ».

Ainsi, le fait que chacun soit mû par le besoin de paraître présuppose à la fois un spectateur mais implique également la possibilité pour les êtres de s’exposer, de se présenter aux autres à la manière d’acteurs. Chacun sera tour à tour acteur et spectateur. L’influence que le spectacle a sur le spectateur ne signifie donc pas que le spectateur ne pourra pas agir en retour de façon autonome. Cet effet que le spectacle a sur lui, il peut en faire autre chose.

La peur du contradictoire

C’est peut-être pour ça que le cinéma a pu faire peur. Dépassant les frontières habituelles de la culture légitime et du simple divertissement, il a parfois été vu comme le signe d’une dérégulation culturelle en Europe, en synthétisant la « grande culture » et la culture populaire.

Cette peur de la culture de masse prend son origine avant même la création du cinéma, au 19e siècle, et semble très liée à la crainte de la part des classes conservatrices que surviennent une destruction des hiérarchies causée par la montée de l’égalitarisme. La société  de l’époque aurait été ainsi marquée, selon Nicolas Poirier, par deux grandes tendances sociales : une forme d’individualisme, l’individu voulant se construire comme différent du monde commun, et un désir d’effacement des singularités pour ne faire plus qu’un (lié à l’idée d’égalitarisme).

Ces deux tendances se retrouveront ensuite dans les travaux de penseurs du cinéma. Siegfried Kracauer montre ainsi que le spectateur de cinéma est traversé par deux mouvements qui semblent contradictoires : un premier mouvement d’identification au film et d’effacement de son individualité et un second mouvement de repli sur lui-même, de rêverie et d’imagination.

In the mouth of Madness, John Carpenter, 1995

Selon le même cheminement d’idées que celui de Kracauer, Walter Benjamin distingue lui aussi deux mouvements apparemment contradictoires qui traversent le spectateur. Selon lui, la succession d’image à grande vitesse sur un écran crée, comme nulle autre forme d’art, un état d’excitation intense qui empêche tout moment de contemplation et d’imagination qui permettrait de libres associations d’idées.

À la fois attentif et distrait

Ce véritable choc des images demanderait au spectateur un surcroit d’attention pour suivre le film. Ce vertige poserait également le risque d’une perte de contrôle du spectateur. Mais à l’inverse, pour répondre au choc, le spectateur peut également se mettre à distance des images. Il pointe ainsi le caractère parfois distrait d’un spectateur de cinéma. Pour Benjamin, le spectateur est donc à la fois attentif et distrait.

Le lieu de la salle de cinéma incarne très bien ces deux mouvements : c’est un espace commun ou les spectateurs sont à la fois ensemble, tout en restant séparés. Le cinéaste Abbas Kiarostami dit ainsi que « assis dans une salle de cinéma, nous sommes livrés à nous-mêmes, [la salle de cinéma constituant] peut-être le seul endroit où nous sommes à ce point liés et séparés l’un de l’autre ».

Salle de cinéma, Bruno

Le rôle clé de la salle de cinéma

De la même manière, une lecture psychanalytique de cette relation du spectateur avec le spectacle du cinéma permet de concevoir le cinéma comme un espace « transitionnel » entre le moi et l’autre. Pour Jacques Lacan, le moi se définit comme une identification à l’image d’autrui. Selon son expression, le moi est le lieu d’une synthèse, d’un « bric-à-brac d’identifications ». Le cinéma, comme de nombreuses autres expériences culturelles, joue ainsi un rôle primordial dans cette définition du moi en fournissant matière à ces identifications.

Le cinéma se conçoit donc finalement comme un outil pour appréhender le monde : le film impose au spectateur de se montrer réceptif à ce qui lui est montré, de voir le monde selon un point de vue qui n’est pas le sien, et finalement de s’ouvrir à autre chose que lui-même. Le spectateur enrichit son imaginaire en s’ouvrant à ce qui vient d’ailleurs et en pensant par lui-même. Selon Nicolas Poirier, le spectateur de cinéma est « absolument seul dans le monde imaginaire qu’il s’est créé et en même temps capable de partager son monde en le confrontant à l’épreuve du commun ».

Les moyens de diffusion des œuvres de cinéma se sont beaucoup diversifiés et la majorité des films sont vus et « consommés » ailleurs que dans les salles de cinéma. Toujours est-il que c’est la salle, depuis la création du cinématographe par les Frères Lumières en 1895, qui a façonné nos rapports aux films et construit cette fascination toute particulière pour l’image animée. C’est peut-être pour cette raison que la salle de cinéma a survécu aussi longtemps à travers les mutations de nos consommations culturelles et a pu conserver son prestige et son aura, comme hors du temps.

Alphonse MORAIN

Sources :

  • Le spectateur de cinéma, Nicolas Poirier, 2016
  • Esthétique du film, Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, éditions Armand Colin, 2016 (4e édition)
  • « Le spectateur de cinéma : public, foule, masse ? », Nicolas Poirier, Aurélie Ledoux


Pause thé au musée : ce que nous révèle « a nice cup of tea »

Une multitude d’objets peuple notre quotidien. Partie prenante du décor de notre vie de tous les jours, notre attention glisse sur eux et ne s’y accroche jamais. Pourtant, ils s’immiscent significativement dans nos relations au monde, aux autres et à nous-même. Peuvent-ils alors être en mesure de bousculer nos perceptions une fois qu’on leur prête un peu d’attention ? C’est ce qu’a tenté de montrer l’Ashmolean Museum d’Oxford, en Angleterre avec… une tasse de thé.

Changer de regard avec une tasse de thé ?

L’Ashmolean Museum a décidé de jouer sur les perspectives de ses visiteurs à propos d’un objet qui peuple leur quotidien, non pas à l’aide d’un miroir déformant ou d’un filtre Instagram, mais par une invitation assez peu dépaysante pour le pays dans lequel elle prend place : « A nice cup of tea ? ».

En effet, le musée anglais a fait le pari audacieux de proposer aux visiteurs, en guise d’introduction liminaire à ses anciennes collections de céramiques européennes, une installation artistique contemporaine créée par Enam Gbewonyo et Lois Muddiman. Il s’agit d’une explosion de petits morceaux de céramique, sur lesquels avaient été préalablement collées des photos tachées de thé de la « Windrush generation »

« A nice cup of tea », Art installation, Ashmolean Museum
©TheOxfordMagazine


Pourquoi ? L’installation cherche à exhiber les récits cachés de l’Empire britannique. Là où l’Ashmolean Museum frappe fort, c’est que tout part de la simple idée d’une tasse de thé. En effet, s’assoir quelques instants pour « a nice cup of tea » est, aux yeux de nombreux Anglais, le confort dans sa plus douce expression. Une lutte agréable contre le froid. Un remède efficace contre le stress. Mais que se passe-t-il quand on envisage chaque gorgée de ce doux breuvage en lien avec l’héritage de l’Empire britannique, du commerce globalisé et de l’esclavage ? Les luxueux services à thé de la Galerie des Céramiques du musée ont été réalisés au moment où boire son thé dans de jolies tasses avec du sucre est devenu une mode, puis un geste quotidien. Mais derrière ce luxe raffiné, qu’on peut désormais admirer au musée, se cache l’exploitation brutale des esclaves des cultures de canne à sucre dans les Indes occidentales aux XVIIIème et XIXème siècles.

Gérer le poids du passé : le rôle de la médiation dans les musées

Cette installation prend son sens dans la démarche de médiation du musée, réalisée avec des communautés locales, des étudiants et des artistes, à l’occasion du 70ème anniversaire de l’arrivée de l’Empire Windrush en Angleterre. Ce navire venu des Caraïbes en 1948, transportait à son bord les descendants des esclaves des plantations de canne à sucre. Des milliers de Caraïbéens ont ainsi été mobilisés pour travailler en Angleterre, dans les transports publics, les hôpitaux et autres secteurs où la main d’œuvre se faisait rare après la Seconde Guerre mondiale. Par cette installation, le musée cherche donc à explorer les histoires complexes et ambiguës que peuvent dissimuler certaines céramiques européennes de sa collection.

Le navire « Empire Windrush » arrivant en Angleterre en 1948
©Watford African Caribbean Association


L’objet familier comme source de débat sur des problématiques sociétales actuelles

L’événement « The unity of women tea pluckers – adding justice to your cuppa » a fait suite à l’installation. Il consistait principalement en une conférence de Sabita Banerji, la fondatrice indienne de THIRST (The International Roundtable for Sustainable Tea), en faveur des femmes cueilleuses de thé aux conditions de travail difficiles, dépourvues de logements décents, de soins de santé et d’éducation. Après la conférence, les participants pouvaient prendre part à une dégustation de thé provenant du commerce équitable. Plus largement, le travail réalisé par le musée s’est inscrit dans un cycle de conférences organisées par la Faculté d’Histoire d’Oxford qui s’est préoccupée des récits de la génération des Windrush, cette communauté d’immigrés caraïbéens que le gouvernement britannique n’a pas pris la peine de régulariser à leur arrivée entre 1948 et 1973, et encore aux prises aujourd’hui avec des menaces d’expulsion.  

Ainsi, de la collection de vieilles céramiques d’un musée, en passant par la mise en perspective d’un objet du quotidien, on parvient à un débat d’actualités. Durant ce processus, les visiteurs ont pu apprendre des éléments sur la production de céramiques européennes, sur l’histoire commerciale de l’Empire britannique des XVIIIème et XIXème siècles et sur les conséquences de cette histoire sur la vie de certaines communautés, hier et aujourd’hui encore. Une telle démarche de médiation, à travers un objet du quotidien, entraîne potentiellement une réflexion, voire un changement de comportement pour ceux qui se sont le plus attardés derrière les vitrines de la galerie. Les visiteurs ont donc la possibilité de faire plus qu’admirer – ou survoler avec indifférence – de magnifiques théières dans une très vieille collection de céramiques.

Exemple de pièces d’un service à thé et à café du XVIIIème siècle
(Photo prise sur le site anticstore.com)


Traiter de tels enjeux fait partie intégrante de la stratégie de décolonisation de l’Ashmolean Museum, qui cherche non seulement à questionner nos rapports aux objets en les replaçant dans leur contexte social et économique, mais aussi à inviter d’autres regards à raconter l’histoire, évitant ainsi l’écueil d’un discours unilatéral et incomplet au sein des institutions culturelles.

Un mouvement de mise à distance et de décolonisation du patrimoine qui prend de l’ampleur

L’Ashmolean Museum fait écho au mouvement évoqué par l’ICCROM (Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels), lors de sa 31ème Assemblée Générale en 2019, par la mention d’une problématique explosive : la décolonisation du patrimoine. Quelle attitude adopter à l’égard des collections patrimoniales et artistiques reposant sur un passé colonial ?  

« Il y a tant de vestiges de l’époque coloniale : des noms de rues et des statues qui glorifient les responsables de massacres et de génocides aux objets des musées arrachés à leurs propriétaires d’origine, en passant par les restes humains de personnes non identifiées, conservés comme artefacts de collection. Il y a tant de vides à combler dans nos musées et nos institutions culturelles : l’histoire, les récits et traditions des peuples et des communautés autochtones, leur connaissance des collections et des objets. »

ICCROM à propos de sa 31ème Assemblée Générale en 2019

Il faut noter qu’une nouvelle impulsion anime un nombre de plus en plus important d’institutions culturelles : aujourd’hui, la décolonisation ne fait plus seulement référence au processus selon lequel les anciennes colonies se sont libérées. Désormais, elle est, selon l’ICCROM, « un appel philosophique, moral, social, spirituel et également militant » qui incite chacun à secouer le joug encore bien présent de l’idéologie colonialiste.

En quelques mots, et pour ne pas prendre peur face au cocktail d’enjeux sociétaux et anthropologiques que cela représente, il s’agit de changer de perspective. Adopter un autre regard donc, sur un passé, certes commun, mais toujours aux multiples nuances.

« La décolonisation consiste à transformer les institutions culturelles en communautés d’apprentissage. Il s’agit de la nécessité de créer de la place pour des perspectives multiples montrant les différents contextes qui déterminent la façon dont nous regardons les objets ou abordons certains thèmes. »

ICCROM à propos de sa 31ème Assemblée Générale en 2019

Et tout peut commencer avec une simple tasse de thé. Ou de café, bien sûr.

©Nietjuh – Pixabay

Léa Pelabon

Sources

https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/24/au-royaume-uni-le-scandale-de-la-generation-windrush-victime-de-racisme-institutionnel_6034300_3210.html

https://www.iccrom.org/fr/projects/discussion-thematique-decoloniser-le-patrimoine

https://ashmoleanforall.blog/2019/09/19/a-nice-cup-of-tea/

https://www.historyworkshop.org.uk/radical-object-a-nice-cup-of-tea-everyday-ceramics-as-sites-of-empire/

Ben Vanderick : simple copieur de photographies ?

Le peintre belge Ben Vanderick réalise des portraits de célébrités en noir et blanc, en partant de simples photographies. Il est désormais reconnu à travers le monde comme « Monsieur 14 nuances de gris ». 

Ben Vanderick à côté de son portrait de Kate Moss
©la Nouvelle Gazette

De la sophrologie pour devenir artiste international ? 

Ben Vanderick se lève un matin après une séance de sophrologie et avoue être « tombé dans un état hypnotique pendant plus d’une heure. Je baignais dans un environnement en kaléidoscope où seules les couleurs existaient (…) La peinture m’a semblé l’unique moyen de me rapprocher de cet état de béatitude. » C’est pourquoi, il décide d’abonner sa carrière de gérant de société pour s’adonner à la peinture. Celle-ci lui permet de donner forme à cette expérience immatérielle qu’est la sophrologie. 

Peindre devient donc son terrain de découverte. Comme Ben Vanderick est autodidacte, il peine à trouver son propre style au début de sa carrière artistique. Il commence par peindre des œuvres abstraites avant de se diriger vers le figuratif.  

Il développe sa patte artistique par la technique du pointillisme et même l’hyper-pointillisme. C’est précisément cette technique qui va le distinguer des autres artistes lors l’Affordable Art Fair AAF de New York en mars 2016. 

Puis en décembre 2016, il est repéré par l’influente galerie belge Vogelsang Art Gallery. L’artiste expose alors ses œuvres à prestigieuse foire d’art contemporain Scope Art Basel de Miami. 

Depuis, Ben Vanderick expose ses peintures à travers le monde ; Hong Kong, Basel, Londres, Paris, New York sans oublier Bruxelles. 

Il est désormais représenté par différentes galeries internationales d’art contemporain : Robinsons Art Gallery (Knokke), Tanya Baxter Contemporary (Londres) et la Bouderton Art Gallery (Miami), entouré d’artistes de renommée internationale. 

Un artiste du buzz ? 

Ben Vanderick s’est donc fait connaître grâce à sa technique artistique : l’hyper-pointillisme. Cette technique ressemble au pointillisme qui consiste à peindre par petite touches juxtaposées, mais en étant plus fines et donc plus précises. 

Mais sa notoriété internationale s’est largement développé grâce à la personnalité de ses clients : des célébrités, qu’elles appartiennent au domaine sportif, musical ou encore politique. 

En effet, l’artiste fait le buzz sur les réseaux sociaux en 2019 avec le portrait de l’ancien footballeur de l’équipe national de Belgique, Marouane Fellaini.  

Le footballeur du Manchester United Marouane Fellaini pose à côté de son portrait par Ben Vanderick
©@fellaini, Instagram


C’est ensuite le tennisman Rafael Nadal et le chanteur Elton John qui lui commandent un portrait. 

Le travail de Ben Vanderick croise même le chemin de Sa Majesté la Reine Mathilde de Belgique.

Sa Majesté la Reine Mathilde de Belgique, à qui Ben Vanderick a expliqué son œuvre ©PhotoNews pour La Nouvelle Gazette

Cependant, le succès ne le grise pas. Cette popularité ne lui fait pas oublier ses valeurs d’aide et de partage. Ses toiles sont régulièrement vendues lors de ventes aux enchères afin que les bénéfices puissent être reversées à certaines Fondations dont la Fondation Papillon, la Fondation Samira et la Fondation Amade. 

Pourquoi « Monsieur 14 nuances de gris » ? 

La particularité de Ben Vanderick est la réduction de sa gamme chromatique. En partant de photographies, il peint ses toiles uniquement en noir et blanc. Intemporel, le noir et blanc incarne l’essence de la discipline photographique par sa force esthétique. Ces deux couleurs sont utilisées pour la richesse de leurs nuances. 

Pourtant, l’artiste décide tout d’abord d’en utiliser 50, puis se satisfait d’utiliser uniquement 14 nuances de gris. 

Le choix du noir et du blanc (ainsi que les dégradés de gris) induit de regarder un tableau de manière saisissante et de donner à voir son sujet. Cette unité esthétique, par la restriction des couleurs, renforce les émotions lors de la visualisation de l’œuvre. 

En effet, le noir et blanc permettent de ramener à l’essence. L’important est le contenu du sujet et non la couleur de ses vêtements ou celle de ses lunettes. Cette réduction de couleur élimine les distractions pour se concentrer sur le sujet : le visage de la célébrité.  

C’est ainsi que l’artiste parvient à transmettre les émotions de la célébrité. Il nous invite à partager ses sentiments.  

Ben Vanderick nous propose de prendre le temps de regarder ses visages, qui nous sont pourtant si familiers car excessivement médiatisés. C’est pourquoi l’intitulé de sa page Facebook est « Ben Vanderick Eye Catcher ».

L’artiste belge fait donc immerger le spectateur dans le regard de la star et surtout de son intimité, qui est très souvent difficile à capter.  

Son expression de la relativité des points de vue, une nouveauté ? 

Ben Vanderick est un passionné de la théorie de la relativité des points de vue. Il désire que chaque spectateur ait la possibilité de percevoir ses œuvres de manière différente.  A ce propos, il explique :


« Imaginez, un accident se produit, 14 témoins sont sur place.  Chacun d’eux vous expliquant une version différente de la même scène (…) Mes 14 nuances de gris sont également perçues de façons différentes à chaque regard et pourtant, physiquement, il s’agit bien d’une seule et même toile. »

En effet, ses œuvres proposent une expérience mouvante en jouant sur la distance entre l’œuvre et le spectacle et son angle de vue.  

Afin de résumer sa proposition artistique, Ben Vanderick déclare que « rien n’est blanc ou noir, rien n’est vrai, rien n’est totalement faux, tout n’est que nuances de gris. » 

David Bowie, Ben Vanderick
©FilleulGalerie


Dans les faits, si vous vous approchez plus près d’un de ses tableaux et décidez de porter votre regard sur une petite zone, il est difficile de comprendre et deviner ce qu’elle représente. Mais en prenant du recul, en ajoutant du mouvement à votre observation et en prenant le temps d’analyser votre angle de vue, alors le sujet de l’œuvre se dévoilera avec une intensité croissante.

L’expérience artistique est donc au cœur de l’œuvre de Ben Vanderick. Elle devient un mélange entre abstraction (vision de petites touches) et figuration (vision d’un visage).

Une image en fait donc naître une autre, simplement grâce à un changement d’angle de vue. 

Force est de constater que le travail de Ben Vanderick est d’une grande complexité : entre finesse du pinceau, patience et observation. L’artiste parvient en plus à faire découvrir et à transmettre en peinture l’humanité de ses portraits. Il apporte une valeur ajoutée à la photographie, grâce au nouveau volume proposé et surtout via l’expérience mouvante qu’il suggère au spectateur pour déchiffrer ses portraits.

Emma Navarro

Sources

www.benvanderick.com

https://www.eventail.be/art-culture/marche-art/5701-ben-vanderick-star-system-artist-robinsons-gallery-knokke

https://www.dhnet.be/regions/mons/mons-ben-vanderick-le-peintre-des-stars-en-exposition-ephemere-a-la-casa-nostra-5ff8d9d09978e227df58bcaa

https://www.lavenir.net/cnt/dmf20161219_00932668/du-business-a-la-peinture

Ben Vanderick

https://www.erudit.org/fr/revues/va/1967-n49-va1206688/58263ac.pdf

Pourquoi continue-t-on de mépriser Jul et Aya Nakamura ?

Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, les chiffres ne mentent pas : Aya Nakamura et Jul font partie des artistes français les plus écoutés sur les plateformes de musique. L’une est l’artiste française la plus streamée au monde, l’autre est considéré comme un des rappeurs français les plus importants de son époque. Cependant, et ce depuis le début de leur carrière respective, ils sont très souvent sous-représentés dans les médias traditionnels et les critiques des journalistes leurs sont plus que défavorables.

On retrouve ce constat d’un succès populaire affilié à un rejet par les critiques autour de nombreuses carrières d’artistes, la plupart du temps catégorisés dans le style « musique urbaine ».

Ce qui apparaît comme une simple divergence de goûts musicaux témoigne pourtant d’un important mépris de classe, qu’il serait peut-être temps de remettre en question.

Jul, ovni workaholic du rap français

Pochette de l'album La zone en personne de Jul, sorti en 2018.
Pochette de l’album La zone en personne de Jul

Depuis son deuxième album « Dans ma paranoïa » sorti en 2014, Jul produit 2 albums par an tous certifiés disque de platine au minimum. En 2015, il fonde son propre label indépendant. En 2020, il devient le plus gros vendeur d’albums de rap français de tous les temps avec plus de 4 millions d’albums vendus avant l’âge de 30 ans. En parallèle, il sort très régulièrement des titres et des albums disponibles en téléchargement gratuit pour ses fans. Plutôt bosseur !

On peut aussi voir qu’il est énormément respecté par ses pairs du rap français : Gims, Soprano, l’Algerino, et même Booba qui avait déjà déclaré lors d’une interview pour Les Inrockuptibles en 2015 qu’il estime que seul Jul peut surpasser les ventes de ses albums : « Je pense qu’il va vendre plus que moi. C’est vraiment quelqu’un que je respecte. On discute souvent ensemble ».

Aya Nakamura, outsider avec une identité très forte

Photo publiée sur le compte instagram d'Aya Nakamura
Photo publiée sur le compte instagram d’Aya Nakamura

Aya Nakamura a également une fanbase solide parmi les autres talents de la scène francophone comme les chanteuses Angèle ou Pomme, qui n’hésitent pas à exprimer leur admiration et respect envers son travail sur les réseaux sociaux.

Sortant de tout cadre précédemment définis, ses phrases alambiquées et son style musical mélangeant R’n’B, pop et afrobeat font pourtant peur aux médias français. Ceux-ci pointent du doigt les expressions et jargon employés par Aya qui ne sont pas connus du dictionnaire français, comme dans la chanson Pookie sortie en 2019 :

« Toi t’es bon qu’à planer
Ouais je sens t’as l’seum, j’ai la boca
Entre nous y’a un fossé
Toi t’es bon qu’à faire la mala »

Ces médias n’ont cependant pas le même discours face aux textes de certaines pépites de la pop française comme Julien Doré et Christine & the Queens, qui utilisent eux aussi un bon nombre d’expressions tarabiscotées dans leurs chansons :

« Sur ta peau mellow sublime
Les dauphins du large
Ont le coeur tropico-spleen
Au lointain rivage
Je te veux Coco Câline »
– Coco Caline, Julien Doré.

« J’fais tout mon make up
Au mercurochrome
Contre les pop-ups
Qui m’assurent le trône »
– Tilted, Christine and the Queens

Curieux, non ?

Pour Marie-France Malonga, sociologue des médias, le succès d’Aya Nakamura « s’oppose au regard des dominants, relayés par les médias, qui s’estiment encore comme les seuls à pouvoir juger de ce qui est bon ou non, digne d’être de l’art ou non. »

Le mépris de classe, fléau des médias

Mais qu’est-ce que le mépris de classe et pourquoi notre Jul et Aya nationaux en sont-ils victimes ?

Aussi désigné comme « monopole du bon goût », le mépris de classe est une forme de mépris que déploie une personne de manière plus ou moins explicite face à la classe sociale d’une personne considérée comme de dignité « inférieure ». Cette notion a été surtout étudiée par Pierre Bourdieu.
En ce sens, les critiques subies par les deux artistes révèlent un profond mépris de classe de la part des journalistes envers les personnes issues de milieu plus populaire que le leur, mais aussi de la persistance de clichés dégradants à l’égard du rap français et de la musique dite « urbaine ». Pour Olivier Cachin, spécialiste du mouvement hip-hop, la plupart des médias les associent encore aujourd’hui à une « sous-culture générée par des irresponsables décérébrés ». Or aujourd’hui, on constate que le rap est en passe de devenir le genre musical préféré des français, « ses influences, références, codes, rythmes, sons et attitudes ont infiltré toutes les couches de la société » explique Laurent Bouneau, directeur des programmes de Skyrock.

Pour Olivier Cachin, il est évident que ce mépris envers ces genres musicaux est intrinsèquement lié aux fractures sociales de notre société. « Le mépris de classe qui entoure le rap est un corollaire du mépris qui frappe les milieux populaires, bien sûr. »

« On aime ou on n’aime pas, mais Jul est un personnage hyper intéressant. […] Mais les médias parisiens préfèrent parler de sa garde à vue plutôt que de sa musique. La majorité d’entre eux n’ont d’ailleurs jamais écouté un album de Jul ! »

Sophian fanen dans le journal Les jours

Jul et Michel Polnareff, une amitié inattendue prouvant que tout est possible ?

Ainsi, on critique Jul parce que généralement quand on en entend parler, ce n’est pas de manière valorisante et qu’on ne cherche pas à aller plus loin. On nous présente quelque chose comme étant de mauvais goût donc on le qualifie nous-même de mauvais goût. Michel Polnareff lui-même s’est fait prendre à ce piège lors du premier confinement en avril 2020. En effet, lors d’un live instagram animé par Magali Berdah, agente de télé-réalité, cette icône de la variété française s’est vu poser la question de quel artiste il n’aimait pas le travail. Ne sachant que répondre, il finit par donner le nom de Jul, suggéré par son interlocutrice. Peu après, Michel Polnareff est vite revenu sur sa déclaration via un tweet :

Tweet de Michel Polnareff :
"Quand @MagaliBerdah m'a demandé quel chanteur français je détestais, je ne trouvais pas le nom, et quand elle m'a dit JUL, j'ai dit oui c'est ça; je viens de l'écouter sur YouTube et me suis rendu compte que je me suis trompé de personne; je présente toutes mes excuses à @jul"
Message posté par Michel Polnareff sur son compte twitter

Jul, peu rancunier, a tweeté en réponse que ce n’était « pas grave ». Cet échange a marqué le début d’un rapprochement entre les deux chanteurs, Michel Polnareff n’hésitant pas à défendre Jul sur les réseaux sociaux ou à s’afficher en photo en train de faire le signe de Jul avec ses doigts. Jul a pour sa part publié des photos de lui avec la coupe de cheveux de Michel Polnareff, et laissait même entendre qu’un éventuel featuring se préparait entre eux.

Photo postée sur la page Facebook Michel Polnareff, le montrant faisant le signe de Jul
Photo postée par Michel Polnareff sur sa page Facebook
Photo postée sur la page Facebook de Jul, le représentant avec la coupe de cheveux et les lunettes de Michel Polnareff.
Photo postée par Jul sur sa page Facebook

Cette situation rejoint les travaux de Bourdieu : pour se démarquer des autres et montrer qu’on appartient à une certaine classe sociale, il est important de montrer ce qu’on aime mais aussi ce que l’on n’aime pas afin d’intégrer des groupes et tracer des distinctions entre le groupe auquel on se rattache et les autres. En laissant une ouverture et en exprimant que l’on n’a pas vraiment d’opinion particulière sur une chose, on accepte que les distinctions et barrières sociales soient poreuses, tangibles. En somme, accepter qu’il existe un monde où Jul et Michel Polnareff peuvent être amis, c’est aussi accepter de remettre en question la notion d’appartenance à des classes sociales bien définies.

Finalement, Aya Nakamura et Jul sont tous les deux des artistes qui ont su s’affirmer dans le paysage musical français malgré l’absence de soutien des médias, valorisant d’autant plus leur travail et leur carrière. Ce constat pose la question d’une possible restructuration des rapports de force entre artistes et médias, qui ne seront peut être plus aussi important dans le succès des futurs talents.

Charlotte Lepage

Sources :

http://www.slate.fr/story/153011/medias-francais-rap-longue-histoire-mepris

https://culture.newstank.fr/fr/article/view/201182/deezer-jul-aya-nakamura-artistes-plus-streames-2020-i-3-album-plus-ecoute.html

https://www.gentside.com/news/michel-polnareff-et-jul-l-improbable-amitie-apres-les-critiques_art94952.html

https://ventesrap.fr/jul-victime-du-mepris-de-classe-des-medias-francais/.html

https://leparterre.fr/2019/04/26/jul-catalyseur-de-degout/

https://www.madmoizelle.com/aya-nakamura-misogynoir-france-1067077-1067077

https://www.humanite.fr/olivier-cachin-le-mepris-de-classe-qui-entoure-le-rap-556833

Artistiquement culinaire

« On dit d’un mets qu’il est excellent, d’une odeur qu’elle est délicieuse, mais non d’un mets qu’il est beau, et d’une odeur qu’elle est belle. » Kant.

L’idée avancée par l’auteur est que le champ culinaire ne peut être associé au champ artistique dans la mesure où, le cuisinier n’est pas artiste et ses réalisations ne peuvent être considérées comme des oeuvres d’art. Pourtant, l’acte de création intrinsèque à l’art est tout aussi présent dans le processus de réalisation d’une recette.
La cuisine peut-elle être érigée au rang d’oeuvre d’art? i.e Le domaine culinaire peut-il être source de plaisir esthétique et donc être dissocié dans certains cas de son utilité fondamentale?

Ainsi, il est opportun de comparer les caractéristiques d’une oeuvre d’art et celle d’un plat pour définir s’il est cohérent d’associer la cuisine à une forme d’art. Aussi, peut-on associer le champ culinaire à un champ à part entière de la culture si celui-ci procure des bienfaits similaires à ceux qu’engendrent la peinture, le cinéma ou encore le théâtre?

« L’art de la cuisine », une expression désuète

Historiquement, l’association des termes « art » et « cuisine » n’est pas propre à l’époque contemporaine. En effet, cette association qui parait presque révolutionnaire de par l’expression idiomatique « l’art de la cuisine » est en réalité héritée du XIXe siècle. Les auteurs André Viard et Antonin Careme sont à l’origine d’ouvrages portant dans leur titre cette association : Cuisinier impérial ou l’art de faire la cuisine et la pâtisserie (1806) et Art de la cuisine française au XIXe siècle (1833). Ces appellations sont sans doute inspirées par l’esthétique culinaire développée par le théoricien de l’art Carl Friedrich von Rumohr, qui publie en 1822 son Geist der Kochkunst (L’Esprit de l’art culinaire).

Ainsi, la cuisine est, depuis le XIXe siècle, associée à une forme d’art à part entière, mais cela est-il uniquement métaphorique ou témoigne d’une réelle correspondance?

L’Art de la cuisine française au XIXe siècle Carême, Antonin
Payot / Rivages (1994)

Une oeuvre d’art se trouve dans votre cuisine

Proposons une méthode pour se prononcer en faveur ou en défaveur de la cuisine comme un art. La comparaison des caractéristiques d’une oeuvre d’art, considéré par tous comme tel, à celle d’un mets peut nous aider à trancher. Les caractéristiques de l’oeuvre d’art que nous retiendrons sont qu’une œuvre d’art est le produit rare voire d’exception d’un humain qu’on appelle un artiste, qu’elle s’adresse à un public sur lequel elle a certains effets, comme des émotions, des engouements, un plaisir souvent liés à la beauté des oeuvres et enfin qu’elle semble dire quelque chose du monde à un moment précis, dans le sens où est destinée à la postérité.

La première caractéristique abordée se retrouve largement dans l’art de la pâtisserie. En effet, les pâtissiers, dans un processus de création perpétuelle, n’ont de cesse d’être créatifs et peuvent tout à fait être considérés comme des artistes. À la différence de l’artisan, l’artiste pâtissier crée, innove et travaille autour de la notion du « beau ». La pâtisserie est un art tant dans la forme que dans le fond lorsque la prouesse technique se marie à l’élégance du visuel. Cédric Grolet, pâtissier français contemporain, reprend le leitmotiv surréaliste de René Magritte « Ceci n’est pas une pomme » dans son oeuvre qui consiste à réaliser des gâteaux qui reproduisent les fruits à la perfection. Ce travail d’orfèvre l’a indéniablement érigé au rang d’artiste par ses pairs.

La seconde caractéristique aborde les ressentis des spectateurs autour d’une oeuvre d’art. L’art culinaire, pour sa part, attise un sens non sollicité par les autres oeuvres d’art : le goût. Les papilles gustatives sont en effet des réceptacles précieux d’émotions. L’art de la pâtisserie, par exemple, est autant un art qui sollicite le visuel, l’olfactif que le goût.
Ne peut-on pas dire que la cuisine, dans ce cadre, rempli totalement le rôle d’oeuvre d’art en tant qu’activatrice d’émotions?

Enfin, l’oeuvre d’art se doit d’être le témoin du monde présent pour le monde futur. C’est ainsi qu’une oeuvre comme le Impression, soleil levant de Claude Monnet nous parle de l’époque impressionniste et d’une nouvelle réalité du sentiment sous un trait en relief. La cuisine et la pâtisserie, elles aussi nous parlent d’une réalité culinaire liée à un moment donné. L’exemple le plus contemporain est surement notre nouveau rapport à la viande. Dans un monde où la défense animale devient une priorité dans les pays occidentaux, le mouvement culinaire du veganisme semble épouser cette nouvelle réalité. Les recettes et les techniques s’inscrivent d’autant plus dans le respect de la nature et par conséquent dans la réalité présente.

Rôti de seitan farci, recette vegan de Noël élaborée par Pascale Stretti ãPETA France

La cuisine, une oeuvre patrimoniale

Toutefois, le propre d’une oeuvre d’art est aussi d’être transmise à la postérité. Dans ce cas, il semble impossible de léguer une réalisation culinaire à la postérité dans toute sa matérialité. Le spectacle vivant est un exemple parlant d’art qui ne peut être reproduit à l’identique. En effet, une pièce de théâtre est vécue hic et nunc i.e. ici et maintenant, c’est donc les supports qui sont relayés à la postérité comme les livres ou les films d’une pièce de théâtre. De la même manière, ce qui rend transmissible l’art culinaire, ce sont évidemment les livres de cuisine qui regroupent de précieuses recettes et techniques mais aussi la photographie culinaire qui permet de conserver la réalisation dans son contexte. La photographie culinaire, très en vogue sur Instagram notamment, matérialise les idées d’association de goûts mais aussi les idées de dressage.

La cuisine et la pâtisserie sont des associations délicieuses de créativité, d’émotions et de plaisir. Que les réalisations culinaires soient admises ou non dans le cercle restreint des oeuvres d’art, elles restent les représentantes attitrées de l’art du partage. 

« Pour bien cuisiner il faut des bons ingrédients, un palais, du coeur et des amis. » Pierre Perret

Inès Megrad

Bibliographie :

  • Article Cairn : La cuisine et ses états d’art
  • Encyclopédie Larousse – Qu’est ce qu’une oeuvre d’art
  • Marmiton.org

Le marché de l’art se digitalise grâce à la covid-19

Le commissaire-priseur Oliver Barker prenant les enchères par téléphone et en ligne à Londres (source : Sotheby’s)

84,5 millions de dollars. C’est la somme qu’un acheteur a déboursé le 29 juin 2020 chez Sotheby’s pour le fameux triptyque de Bacon, « Inspired by the Oresteia of Aeschylus », 1981. Le marché de l’art fait ainsi son entrée dans l’ère des ventes virtuelles de prestige.

Triptyque “Inspired by the Oresteia of Aeschylus” de Francis Bacon (source : Sotheby’s)

L’année 2020 a forcé le marché de l’art à faire ses preuves dans le digital. Alors que la plupart des institutions culturelles ont été mises au point mort par l’Etat au printemps 2020, et le marché de l’art a tenté tant bien que mal de poursuivre son activité.

Un marché de l’art mis à rude épreuve

Les galeries ont été frappées de plein fouet par la crise covid-19, accusant pour certaines une baisse de plus de 90% de leur chiffre d’affaires. Les foires ont dû trouver de nouveaux moyens de dialoguer avec leur public. La foire Art Basel Hongkong a ainsi annulé sont événement physique et lancé une alternative en ligne. Cette dernière a réuni 250 000 visiteurs virtuels, alors que l’édition 2019 avait rassemblé 90 000 visiteurs physiques.

Quelques galeries ont réussi à tirer leur épingle du jeu. La vente record de la foire a été attribuée à la galerie David Zwirner pour un tableau de Marlene Dumas à 2,6 millions d’euros. La galerie est un des précurseurs du changement digital. Elle a créé des « viewing rooms », permettant au public de parcourir les œuvres exposées, et son réseau est rompu aux visites et aux achats en ligne.

Il est indéniable que la digitalisation du marché de l’art ouvre la porte vers un nouveau public, vers de nouveaux acheteurs. Les grandes galeries pourraient s’imposer à l’avenir comme des figures incontournables du marché de l’art. Comment les maisons de ventes ont-elles fait face à cette crise sans précédent ?
(Oeuvre : Like Don Quixote, 2002, Marlene Dumas)

Une innovation portée par les leaders du marché

Les sociétés de ventes ont pu éviter le pire. En raison de l’urgence sanitaire, les maisons de vente ont reporté voire annulé leurs ventes physiques, mais elles ont pu développer leur solution de repli, les ventes en ligne. Dès le début de la crise, Sotheby’s a mis les ventes en ligne au centre de sa stratégie de développement, lui permettant de prendre de l’avance sur ses concurrents : à la mi-mars, la maison avait déjà vendu 10 fois plus d’œuvre que sa grande rivale, Christie’s.

Les enchérisseurs ont témoigné d’une grande confiance à l’égard de Sotheby’s : en avril elle génère 6,4 millions de dollars, un record pour ses ventes en lignes. En outre, la moitié de lots vendus sont au-delà de leur estimation haute. La maison a même réussi l’exploit d’attirer entre 30 et 35% de nouveaux enchérisseurs.

Christie’s a quant à elle effectué un incroyable bondissement au mois de mai, durant lequel elle multiplie par deux ses ventes en ligne. Son prochain défi est de faire repartir son marché haut de gamme, défi qu’elle relève haut la main en juillet avec l’inédite vente « ONE : A Global Sale of the 20th Century ». ONE est une vente hautement expérimentale : non contente d’employer l’ubiquité numérique, elle met également en avant la réalité augmentée (RA). Des QR codes sont ainsi associés aux œuvres, permettant aux futurs enchérisseurs de projet virtuellement celles-ci dans leur salon. ONE a regroupé quatre sessions de prestige, à Paris, New York, Hong Kong et Londres. Quatre-vingt pièces exceptionnelles ont été vendues aux quatre coins du globe, atteignant la somme pharaonique de 420 millions de dollars. Jusqu’alors, le grand public pouvait observer une œuvre dans ses moindres détails grâce aux nouvelles technologies. Ces dernières offrent désormais une qualité d’immersion inédite. Ces outils pourront éclairer les enchérisseurs sur les œuvres et motiver leurs intentions d’achats.

Portrait of Sir David Webster, David Hockney

Œuvre exposée sur le site de Christie’s en réalité augmentée, où l’on peut examiner le tableau sous toutes ses coutures (capture d’écran)

Evolution du produit des ventes en ligne (source : rapport artprice « 20 ans d’Art Contemporain aux enchères »)

Comment se différencie une vente en ligne d’une vente traditionnelle ?

Il est nécessaire de distinguer deux types de ventes en ligne. La première, la plus commune, présente uniquement la liste de lots avec la possibilité d’enchérir pendant une durée déterminée, généralement une semaine à dix jours. On peut en l’occurrence citer les ventes NOW! de la maison Sotheby’s. La deuxième revêt un caractère plus exceptionnel : une vente traditionnelle est filmée, et les acquéreurs ont la possibilité d’enchérir en ligne. La difficulté se pose alors pour les commissaires-priseurs qui doivent naviguer entre les acquéreurs en salle, les enchères par téléphone et les enchères en lignes qui s’affichent sur un écran. Le rythme de le la vente est alors considérablement accéléré.

Les ventes en ligne ou les prémices du renouvellement des collectionneurs

Enchérir à une vente aux enchères n’a jamais été aussi simple. L’acquéreur se connecte en quelques clics depuis son ordinateur, sa tablette ou même son téléphone portable. En 2019, 40% des ventes en ligne ont été conduit sur mobile, soit 1, 92 milliards de dollars. Les ventes en ligne sont ouvertes à tous, mais elles attirent en particulier un public plus jeune, et plus enclin à faire des achats de luxe sur Internet, à l’inverse des générations précédentes. Les maisons de vente aux enchères traditionnelles peinent à renouveler leur base de clientèle. La digitalisation des ventes permet d’attirer des collectionneurs plus jeunes. Cette nouvelle génération de collectionneurs n’aurait pas les mêmes intérêts et cibles que leurs aînés. Alors que les grands collectionneurs se concentrent traditionnellement sur le segment des œuvres d’art, le goût se déplace de plus en plus vers les objets de collection.

Source : rapport Hiscox 2020

La vente en ligne semble s’afficher telle la panacée pour les sociétés de ventes et les acteurs internationaux. Mais se pose alors la question du plaisir sensoriel d’une vente aux enchères, de sa frénésie et de son atmosphère électrique.

Se dirige-t-on vers un marché de l’art résolument dématérialisé ?

Ostiane Moitry

Bibliographie :

Les Animaux et l’Art

Jeune tigre jouant avec sa mère, Eugène Delacroix, 1830 (huile sur toile, musée du Louvre)

En 2020, 39% de la population française est flexitarienne et tend à réduire sa consommation de viande. Ce chiffre ne cesse d’augmenter chaque année. Cette tendance est due à la forte conscientisation du mal-être animal qu’impose notre surconsommation de viande. L’animal nous est indéniablement utile pour sa force, son aspect ludique ou bien comme matières premières. Pourtant, il reste absent de notre quotidien, malmené, abattu à la chaîne. 

La considération de l’ensemble des êtres vivants par les humains est un processus lent que nous allons explorer à travers le prisme de l’Art.   

À l’origine de nombreuses formes d’art 

L’art paléolithique  

Il y a 3,3 millions d’années, l’apparition des premiers outils lithiques marque le début du Paléolithique, la plus longue période de la Préhistoire. À l’époque des chasseurs-cueilleurs naissent les premières formes d’art. Nous retrouvons de nombreuses représentations animales mais peu de représentations de végétaux. 

De nombreux dessins datant du Paléolithique ont été retrouvés en Europe. On trouve des vestiges de cet art figuratif en France et en Espagne notamment. 179 sites ont été découverts en hexagone, mais c’est sans doute les grottes de Lascaux dont nous tendons à nous souvenir. Des bisons, des cerfs, des chevaux, des aurochs, des bouquetins et des rennes y sont représentés.   

Mur gauche de la salle des Taureaux, Lascaux II 
(réplique de la grotte d’origine, cette dernière étant fermée au public)
©brewminate.com

Les animaux peints dans les grottes étaient tantôt les proies des chasseurs-cueilleurs tantôt leurs prédateurs. À Lascaux, sur 597 animaux, on compte un humain. Plus largement, sur l’ensemble de l’art paléolithique seul 5% des figures représentées sont des silhouettes humaines. À cette époque, l’art avait alors une utilité mystique, se protéger des animaux dangereux ou attirer ceux qui étaient mangés.  

L’art égyptien  

L’Égypte est composée de trois biotopes distincts, le désert, le Nil, et la jungle. Cette particularité géographique offre aux égyptiens une faune riche et multiple. Admiratifs, mais toujours craintifs face à cette diversité, la civilisation égyptienne a largement été influencé par le monde animal, et situe l’homme à son niveau.  

Les recherches archéologiques ont tout aussi bien donné lieu à des découvertes de momies humaines qu’animales. On a retrouvé notamment des chats, des crocodiles, des oiseaux voire même des lionceaux. Les fouilles de la nécropole de Saqqarah en 2019 ont permis de découvrir des dizaines de momies d’animaux. Les hiéroglyphes au même titre que les momies sont les exemples les plus courants permettant de rendre compte du rôle des animaux dans l’histoire de l’Égypte ancienne. 

Mummified cats inside a tomb, at an ancient necropolis in Saqqara, Giza, Egypt, November 10, 2018. (©Nariman El-Mofty/AP, journal the Times of Israel)

Absence et représentation   

L’art au Moyen Âge  

Le Moyen Âge a fondamentalement transformé notre rapport aux animaux. À cette époque, une réelle rupture a lieu entre les êtres vivants. La naissance du christianisme, un mariage de la culture juive et gréco-romaine en est le point d’ancrage. La sphère religieuse exclut radicalement l’animal du rapport au spirituel. 

« Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme »

Genèse 1.27

Ce passage de la Bible fonde le rapport des humains aux animaux dans les civilisations chrétiennes ou postchrétiennes. L’anthropocentrisme délivre une place supérieure à l’Homme. Les animaux ne sont plus représentés pour leurs qualités mystiques comme à l’ère paléolithique ou dans l’Égypte Ancienne. Au début du Moyen-âge, les représentations animales sont allégoriques. La colombe est le symbole de la paix, le serpent celui de la tentation. 

Au Moyen-âge, les animaux bien qu’exclus dans le domaine religieux, demeurent fortement représentés dans la vie quotidienne car considérés comme esthétiques. Les ornements animaliers sont à la mode. La façade de la cathédrale Saint-Trophime d’Arles datant de la fin du XIIème siècle présente chaque évangéliste sous la forme de l’animal qui le symbolise – l’homme pour Matthieu, l’aigle pour Jean, le lion pour Marc et le taureau pour Luc.  

Portail de la cathédrale Saint-Trophime d’Arles, XIIe siècle (photo ©Djedj sur Pixabay)

Le Moyen-âge est paradoxal, il exclut totalement les animaux au travers de la religion qui régit la société mais les représente pour leurs esthétiques.  

L’animal-machine  

L’animal-machine est évoqué par Descartes. Le philosophe attribue aux animaux des qualités certaines de rentabilité et d’efficacité. En revanche, les machines sont dépourvues d’âme et de conscience. Cette thèse soutient que les animaux existent pour être au service des humains. Le célèbre tableau de Rosa Bonheur représente des vaches comme des animaux moteurs. Cette conception de l’animal est une des répercussions de la diffusion du christianisme en Europe.  

L’industrialisation de nos sociétés a éloigné l’animal de notre quotidien. C’est ainsi que l’animal-machine est souvent remplacé par de vraies machines encore plus rentables. Les campagnes se dépeuplent : c’est l’exode rural. Ce phénomène d’urbanisation a engendré une forte nostalgie de la ruralité chez les bourgeois des villes. Dans ce contexte, Rosa Bonheur peint Le labourage Nivernais en 1849.  

« Labourage nivernais », Rosa Bonheur, 1849 (huile sur toile, musée d’Orsay)

Éveil intellectuel  

Questionner notre relation au vivant  

Notre relation au vivant évolue. Si depuis l’arrivée du christianisme, l’animal est souvent relayé au second rang, il semble être de nouveau considéré par le milieu intellectuel et philosophique contemporain. De nombreux ouvrages récents portent sur notre rapport au vivant. L’ouvrage Manière d’être vivant de Baptiste Morizot est très inspirant. Il réalise son terrain auprès des loups, et son étude démontre que l’infériorité supposée des animaux n’a rien de palpable. Il amorce un dialogue avec les autres espèces dont leurs paroles sont si longtemps restées ignorées. 

« Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la “nature”. »  

Postface de Baptiste Morizot

Baptiste Morizot n’est pas le seul à remettre en question l’anthropocentrisme. Sans doute car les chiffres sont vertigineux, un million d’espèces animales et végétales sont en danger d’extinction. La pandémie de la COVID-19 semble progressivement mener les esprits vers une reconsidération de l’autre. La lenteur à laquelle ce processus a lieu ne nous donne que très peu d’espoir d’avenir.  

L’animal dans l’art contemporain 

L’éloignement de nos racines rurales est d’autant plus important que nos sociétés se développent. Aimer les animaux est souvent vu comme marginal ou enfantin. D’un autre côté, les animaux de compagnie occupent une place très importante dans les foyers et semblent structurer la vie de famille. Le renouement est lent mais l’animal jugé ringard redevient lentement à la mode.  

Par exemple, la taxidermie n’était plus du tout exposée dans les salons ou galeries. L’artiste dadaïste et surréaliste Victor Brauner crée le Loup-table (qui fait penser à « redoutable ») en 1939/1947 – la sculpture est conservée au Centre Pompidou. L’artiste associe les restes d’un renard avec une table en bois, l’objet s’impose de lui-même. Le pied arrière gauche de la table est décalé. Ce détail rend impossible de déterminer si la table est l’inspiration de l’artiste ou bien si l’œuvre est une adaptation de l’animal.  

Victor Brauner, « Le Loup-table », (1939-1947, Centre Pompidou) 
Photo ©Alaia Lamarque

Conclusion  

La considération animale, et plus largement la considération de l’autre en tant qu’égal passe en premier lieu par la dénomination. Faire une distinction entre nature et culture d’une part, animal et homme d’autre part revient à refuser les différentes manières des espèces d’être vivant.  

Alaia Lamarque

Pour en savoir plus 

Podcasts : 

  • Quand les enfants découvriront-ils que les écureuils ne vont pas à l’école ? Chloé Leprince sur France Culture, le 3 décembre 2017. < https://urlz.fr/eTQd>
  • Les animaux ont aussi leurs histoires. Michel Pastoureau et Mathilde Wagmam sur France Culture, le 28 décembre 2020. <https://urlz.fr/eTQh>

Source :

Cet article a été inspiré du cours Histoire de l’Art diachronique : l’animal délivré par Monsieur Denis Chevallier à L’École du Louvre en 2021.


Comprendre le phénomène JuL

En 2020, JuL est sacré meilleur vendeur d’albums de l’année en France avec 770 000 ventes cumulées. Il devient officiellement le plus gros vendeur de disques de l’histoire du rap français avec plus de 4 millions d’albums vendus en sept ans de carrière. Véritable phénomène social, le succès de JuL agace autant qu’il fascine. Il incarne un triomphe du mauvais goût insupportable à tous les mélomanes qui jurent saigner des oreilles dès qu’ils l’entendent.  

Pourtant le marseillais de 31 ans, Julien Mari de son vrai nom, mérite son surnom d’ovni dans le paysage musical français. C’est une véritable machine de productivité avec 24 albums en sept ans. De plus, il est attaché à son indépendance et compose lui-même ses instru et textes. Il demeure hermétique aux avances des majors depuis la création de son label D’Or et de Platine en 2015. Comment expliquer le succès colossal d’un rappeur auquel personne ne croyait ?   

Une musique écrite pour plaire 

«Mon but c’est de faire de la musique dansante avec des mots qui touchent.» 

JuL dans Libération 

Structure de ses morceaux : comment écrire un hit ? 

Quelle est la recette d’un hit de JuL ? A première écoute, on répondrait : une mélodie répétitive et entraînante, un tempo rapide. Mais aussi des paroles simples, tour-à-tour amusantes ou pleines d’émotion, racontant la vie d’un mec de cité à Marseille.  

JuL n’a pas tout inventé. Son style s’apparente à la trap, qui est une forme de rap plus mélodieuse, avec un rythme répétitif et des formules courtes, percutantes. Ainsi ce n’est pas un hasard si ses chansons restent dans la tête dès la première écoute, mais bien le résultat d’une construction précise. 

Illustrons cela en analysant le tube Ma Jolie. Le morceau de 3’53 contient 524 mots. A titre de comparaison le morceau de IAM Né sous la même étoile en contient 810 pour une durée similaire (3’49). Le débit est lent, les refrains chantés et non rapés. Les mots « Ma jolie » apparaissent 72 fois : répétitif vous dites ? Le refrain revient 4 fois, les pré-refrains 6 fois, et tous reprennent le titre de la chanson. Certes, tous les morceaux ne sont pas aussi caricaturaux que Ma Jolie, cependant beaucoup sont construits de la même manière 

Cette structure très répétitive facilite l’appropriation. Elle demande moins d’écriture, ce qui permet à JuL, surnommé à raison « la machine », d’avoir une productivité si impressionnante (3 à 4 albums par an !). Cela explique aussi qu’il soit parfois désigné comme « rap de chicha» car sa trap est teintée de pop, plus festive et légère, propice à une ambiance de bar à chicha. 

Des influences surprenantes et assumées 

« Moi j’suis comme maman, des fois j’écoute Dalida » 

Italia, JuL 

Pour trouver des mélodies qui restent en tête, le rappeur a une astuce : remixer des musiques cultes des années 80/90. Ainsi Barbie Girl du groupe Aqua donne My World chez JuL, Nuit de folie de Début de Soirée donne Folie. Il reprend autant des hits vieillis comme Perdono de Tiziano Ferro ou Free From Desire de Gala, que des classiques de la variété française : Paroles… Paroles de Dalida ou Ella, elle l’a de France Gall. 

Au-delà de ces reprises, JuL teinte son rap de funk, de reggaeton, et bien sur de variété française à laquelle il aime faire référence, probablement pour son côté populaire et intergénérationnel. 

« J’fais danser ton oncle et ta cousine, et même ta voisine 
Et j’fais chanter les mamas comme Roch Voisine »

Sous terre, JuL 

C’est Marseille bébé 

JuL se revendique également héritier de l’âge d’or du rap marseillais avec lequel il a grandi. C’est une fierté pour lui de faire désormais des feats avec IAM, les Psy 4 de la rime ou le Rat Luciano de la Fonky Family. En 2020, JuL pousse plus loin cette filiation en initiant le projet 13 Organisé, un album réunissant 50 rappeurs marseillais de toutes les générations. L’idée est de montrer que Marseille forme une école unie de rap, de mettre en lumière les jeunes pousses tout en rendant hommage aux anciens. 

« D’origine Corsica, j’écoute FF, Psy 4 » 

Rentrez pas dans ma tête, JuL 

Marseille est inséparable de l’œuvre de JUL : il fait référence à des lieux marseillais ou aux différentes cités dans la plupart de ses chansons. Mais surtout, il utilise l’argot des cités et il ne cache pas son accent, contrairement à ce que la plupart des rappeurs marseillais font : SCH, Soprano, Alonzo,… Ainsi énormément d’expressions des cités de Marseille se sont popularisées auprès des jeunes en France grâce à JuL : « merce la zone », « le sang » ou encore « en Y ».

Le port et la cathédrale de Marseille (Frédéric Raux)

Un personnage sans filtre et attachant 

Authenticité à toute épreuve 

« Ils m’ont vu tout gentil parce que mon cœur est grand 
Parce que j’me montre pas, j’fais pas l’voyou quand j’suis à l’écran »

Sous Terre, JuL 

On ne peut comprendre JuL sans évoquer sa personnalité à laquelle ses fans sont si attachés. C’est un anti-héros touchant, il raconte la vie d’un mec de cité de Marseille, sans jouer au caïd. Il est autant aimé par les gars de sa cité qui se reconnaissent, que par les jeunes bobos parisiens pour qui il incarne un Marseille fantasmé. Il assume sans complexe être un fan de Renaud ou de Dalida, ou encore avoir des sentiments et être timide avec les filles, ce qui s’oppose totalement aux codes habituels du rap, comme dans Ma Jolie : « J’ai des sentiments il me semble, mais j’lui dis pas je suis trop ter-ter […] J’vois que tu m’parles plus, dis-moi qu’est-ce qui s’passe là ? Qu’est-ce qui t’a déplu ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? » 

Il a un lien fusionnel avec ses fans, sa « team JuL », comme il le dit dans Bravo «Sur ma mère, heureusement qu’il y a la team JuL hein…où j’serais sinon ? ». Il gère lui-même ses réseaux sociaux et interagit énormément avec sa communauté, à grand renfort de fautes d’orthographe qui sont sa marque de fabrique. Pour remercier ses fans de leur soutien, il leur offre régulièrement des albums gratuits. Le dernier en date Album gratuit vol.6 est sorti le 26 février dernier. La team est soudée autour du fameux « signe JuL » (photo ci-dessus) devenu un véritable symbole de la pop culture, qu’il soit fait au 1er degré ou ironiquement. « Wesh le poto, t’es de la team, que tu fais le signe viens on fait la photo» Sousou, JuL.  

Jul signant les autographes de ses fans jusqu’à 20h au vélodrome de Marseille ©Fred Dugit  

« Survêt’, claquettes, veste Quechua », un style inimitable 

« Survêt’, claquettes, veste Quechua, paire de Oakley dans l’RS3 », ainsi décrit-il lui-même son style dans le morceau au titre si poétique Veste QuechuaJuL refuse le côté bling-bling qui fait habituellement partie des codes du rap, il s’habille comme tous les mecs de son quartier. Il a d’ailleurs lancée une vraie mode du Quechua et du Kalenji dans les cités, où d’habitude les marques de luxe comme Gucci et Balenciaga font rêver les jeunes, quitte à porter des contrefaçons. Aux Victoires de la Musique 2016, alors que toute la salle est en smoking et robe de soirée, il vient chercher sa récompense en jogging noir et orange fluo D’Or et de Platine (la marque de son label), assortie évidemment de son emblématique mèche blonde. 

JUL aux victoires de la musique 2016 ©Radio France

Par son succès populaire et hors-système, JUL a réussi à légitimer une sous-culture malgré la condescendance de la plupart des acteurs du monde de la musique à ses débuts. Il serait tentant mais pourtant erroné de distinguer ses fans au premier degré, les jeunes de cité de Marseille, de ceux qui écoutent « ironiquement » sa musique, les jeunes d’école de commerce par exemple. Car cette deuxième catégorie se prend au jeu beaucoup plus vite qu’elle ne l’aurait cru, et touchée par la personnalité atypique de ce drôle d’ovni, elle finit par faire partie, elle aussi, de la Team JuL. 

Mathilde Lefèvre

Sources :

Livre 

Julien Valnet, M.a.r.s. Histoires et légendes du hip-hop marseillais, Wildproject, septembre 2013 

Documentaires 

« D’IAM à JuL, Marseille capitale du rap », documentaire de 58’ réalisé par Gilles Rof et Daarwin, produit par 13 Production avec la participation de France Télévision https://www.france.tv/france-5/passage-des-arts/2071825-d-iam-a-jul-marseille-capitale-du-rap.html  

« Comment une veste de Decathlon portée par Jul est devenue le must-have des cités de Marseille » reportage de Azir Said Mohamed Cheik, Soizic Pineau et Benjamin Brechemier, pour France 3 Provence Alpes Côtes d’Azur https://www.youtube.com/watch?v=mq0EmJq0jXk 

Articles de presse 

Balla Fofana, Stéphanie Harounyan, Gurvan Kristanadjaja, Marie Ottavi, « Jul en cinq actes », Libération, 7 décembre 2017 https://www.liberation.fr/apps/2017/12/jul-en-cinq-actes/ 

Philippe Amsellem, « Jul : décryptage de « l’Ovni »,un phénomène de société », La Marseillaise, 10 octobre 2020 https://www.lamarseillaise.fr/culture/jul-decryptage-de-l-ovni-un-phenomene-de-societe-HH4900779 

« Jul boit la concurrence en 2020 : meilleur vendeur d’albums en France », Mouv, 13 janvier 2020 

https://www.mouv.fr/musique/rap-fr/le-plus-gros-vendeur-de-l-annee-2020-s-appelle-jul-366133

Hong-Kyung Kang, « Comment JUL a révolutionné la pop culture », Konbini, 14 janvier 2021 https://www.konbini.com/fr/musique/jul-pop-culture/ 

Articles de blog 

G. Belhoste, B. Bossavie, M. Bampély, M. Maizi, Y. Sar, Shkyd, J. Valnet, B. Weill, « Six spécialistes analysent le phénomène Jul : « c’est devenu Dark Vador » », Greenroom, 6 juillet 2017 https://www.greenroom.fr/117654-six-specialistes-decortiquent-le-phenomene-jul/ 

Alban Malherbe, « Phénomène JuL : un OVNI dans le rapjeu », Streams, 1 février 2017 http://streamsescp.com/briller-en-societe/phenomene-jul-ovni-rapjeu/