Lunatic, ou le groupe le plus ambivalent du rap français.

Lunatic (adj, nom) : Celui ou celle qui est influencé(e) par la lune, qui a l’humeur changeante, déconcertante.

Nous connaissons tous Booba, mais les moins passionnés de rap français d’entre nous ne connaissent probablement pas son début de carrière avec A.L.I. au sein d’un duo qui a marqué l’histoire de cette discipline : Lunatic.

Commençons par le commencement, selon certains, B2o et A.L.I respectivement originaires de Boulogne-Billancourt et d’Issy-les-Moulineaux, se seraient rencontrés en 1994. D’abord membres du collectif La Cliqua, les deux compères s’affilient ensuite à Beat de Boul’, au sein duquel, avec Zoxea à la baguette, ils réaliseront leur premier album, Sortis de l’ombre en 1995, qui ne sera malheureusement jamais exploité. À la même période, le duo que forme Lunatic fait ses premières apparitions sur les mixtapes de DJ Cut Killer (La première K7 freestyle de rap français, Les Lunatic). À la suite de différends avec Beat de Boul’, Lunatic rejoint alors un autre collectif : Le Time Bomb, composé notamment d’Oxmo Puccino, Pit Baccardi et des X-men, qui produiront ensemble une quantité hallucinante de freestyles d’anthologie …

Booba et Ali, photographie de 2019. Source : https://intrld.com/

Booba-Ali, 2 alter égos

C’est en 1996 avec Le crime paie (paru sur la compilation Hostile Hip-Hop volume 1) que le groupe connaît son premier succès qui commence à dépasser les frontières de l’underground : la magie opère sur ce morceau. Les deux MCs y dépeignent leur réalité, de manière pesante, presque angoissante, à l’aide d’un rap imagé et cru (« Tu me connais, j’suis assez bestial pour de la monnaie »). Le duo fait déjà preuve d’une forte complémentarité, grâce à de nombreux passes-passes et des phases comme « Des 2 Lunatic, tu veux en test 1 ? Si tu en tues 1, protège ton dos…il en reste 1 ! ». C’est alors les prémices de ce qu’on entendra plus tard sur Les vrais savent (en 1997 sur la compilation L 432), où Booba rappait déjà « A.L.I. mon double ou moi le sien » ce à quoi A.L.I. répondra « Booba mon double ou moi l’sien » sur HLM 3, extrait de Mauvais Œil, le seul et unique album du groupe paru à ce jour…

Mauvais Œil ou l’art du contraste et de la nuance, voire du paradoxe…

La force du duo réside dans sa capacité à installer une atmosphère lourde, brute et oppressante sur leurs morceaux, notamment grâce aux prods singulières de Marc Jouanneaux (Animalsons), Geraldo, Cris Prolific ou encore Frédéric Dudouet. Mais en dépit de ce côté brutal et imposant, là où Lunatic fait la différence, c’est que le duo manie à merveille la comparaison, l’image, la nuance et le paradoxe, comme s’il avait compris que l’Homme est un être changeant (lunatique donc), qui se contredit lui-même, tant dans ses choix que dans son comportement, tous deux parfois déroutants. Sur fond de dénonciation de la condition des jeunes de quartiers dits « difficiles » et de rage envers le fonctionnement du monde qui les entoure (la colonisation, les inégalités…). Booba et A.L.I. arrivent à mettre des mots sur un pan indéniable de la condition humaine : l’ambivalence. Dans Les vrais savent Booba rappait « Dans le mauvais il y a du bon aussi » …

Album double vinyle de Mauvais Œil, édition limitée du label français 45 Scientific. Source : https://shop45scientific.com/

Dans l’Intro de Mauvais Œil, dès les premières mesures, A.L.I. déclame « Lunatic, ainsi est la vie, chaos et harmonie ». La deuxième track de l’album, Pas l’temps pour les regrets, aborde, comme son nom l’indique le fait qu’ils ne reviennent pas sur ce qui a été fait dans la mesure où leur humeur est changeante, comme s’ils étaient influencés par la lune, ce qui les empêcherais de contrôler totalement leurs actes, mais dans un élan de lucidité, ils savent reconnaître leur part de responsabilité (« Les erreurs n’appartiennent qu’à nous-mêmes ») et en avertissent leurs semblables (A.L.I. : « À nous les fautes, quand les pulsions l’emportent sur la réflexion, te privent de contrôle, primitive réaction, préviens les autres »).

Sur L’effort de paix (feat Sir Doum’s), Booba débute le morceau par « J’suis venu en paix, pour faire la guerre aux bâtards », plutôt contradictoire n’est-ce pas ? Plus tard A.L.I. surenchérit par « La vie est ainsi, pour que la paix s’apprécie, faut passer par les combats la sueur et la pression », comme pour rappeler qu’il n’y de paix sans guerre, donc que la paix n’est rien si elle n’est pas mise en opposition, en contraste, avec son opposé : la guerre. Dans la même veine Civilisé (sans doute mon morceau préféré de tous les temps) appelle à l’accalmie tout en se voulant par moments violents : « On est les plus divisés du monde, c’est pour mes gars, civilisés ou non, mes troupes sont mobilisées, j’vire dans l’rouge mais j’dois rester civilisé ». C’est encore une fois un effort de paix que l’homme doit faire, même quand il se laisse emporter. Cet art du paradoxe se ressent également dans l’approche de la morale des deux produits du 92. En effet, il semble qu’ils soient tiraillés entre le bien et le mal, diptyque représentant le combat perpétuel qui a lieu en chaque être humain : A.L.I. rappait alors « Guerrier en paix avec moi-même » sur Le son qui met la pression, ou, étant lui-même rappeur, « Tu veux rapper pour quoi et pour qui ? La gloire, le cash, le sexe tout c’qui s’en suit ? Pour ça tu donnerais ta vie, hein ? » sur HLM 3 pendant que Booba scandait sur Si tu kiffes pas… « J’aime les ‘tasses mais j’veux pas dire à mes gosses que, elles aiment les grosses voitures et les grosses queues » …

Lunatic, une séparation inexorable…

Cependant, lorsque l’on écoute attentivement Mauvais Œil (Al 3ayn en arabe), on constate que la complémentarité entre A.L.I. (Africain Lié à L’Islam) et Booba va plus loin que le simple art de la rime, et que le contraste, au-delà de leur musique, caractérise la différence profonde entre les deux MCs, notamment en termes religieux. En effet, tout au long de l’album, Booba multiplie les rimes provocatrices (cependant moins blasphématoires que ce qu’il pourra faire par la suite), là où Ali se veut plus pieu et porteur d’un message, celui de l’Islam, mais plus largement celui de la religion dans son sens le plus global. C’est d’ailleurs cette différence qui fait également la force du duo. Quand Booba nous dit « Fais ton chemin bien, qu’tu choisisses le mauvais ou le droit », sur Avertisseurs, « Suicide à la hyia, trop faya pour aller prier » sur Pas l’temps pour les regrets ou encore « À fond dans l’autre sens de la droiture » sur Civilisé, les textes d’A.L.I. sont bourrés de multiples références et rappels religieux ainsi que d’incitations à l’élévation spirituelle. Il dit, entre autres « À chacun son langage propre, rares se comprennent, preuve de la malédiction descendue sur Babel. Chacun pour soi dans l’éphémère et l’Éternel pour tous ceux qui ont foi en sa bénédiction » toujours sur Avertisseurs et « J’aime la foi, celle qui nous maintient debout. Et qu’on garde à ses côtés pendant le sommeil comme une épouse » sur Si tu kiffes pas…

C’est donc cette divergence, une fatalité glaçante et nihiliste côté Booba, une lucidité teintée d’espoir et de repentance côté Ali, qui mènera sans doute à leur séparation, le rap d’A.L.I. se voulant sans doute plus en accord avec les valeurs de la religion, là où celui de Booba prendra par la suite une direction plus divertissante et donc plus sujette à la vanité.

Pablo Picasso, La Guerre et la Paix, 1952, huile sur isorel d’environ 120 m2, chapelle de Vallauris. Source : https://musees-nationaux-alpesmaritimes.fr/. La disposition spatiale exprime la dualité entre le mal et le bien, dans toute leur ambivalence que matérialise le duo Booba-Ali. Le panneau central, Les Quatre parties du monde, a été installé en 1959, juste avant l’inauguration officielle.

Ainsi, la musique de Lunatic est bel et bien on ne peut plus humaine, dans le sens où elle est le produit de deux hommes et rappeurs extrêmement complémentaires, reflétant chacun à leur manière les paradoxes humains, mais qui finiront inexorablement par entrer en désaccord dans leur vision de la musique. Lunatic a, selon moi, marqué l’histoire, car ils ont été ceux qui ont pu saisir et retranscrire au mieux le mystère de l’Homme : son ambivalence, son Lunatisme…

Etienne Rouault